Le kabbaliste de Prague
d’homme,
profonde et mécontente, lança :
— Dieu a fait ceci et cela, et toi tu ne sais pas
séparer le ceci du cela !
Il y eut un mauvais ricanement. Un frisson de peur me
parcourut l’échine. On eût cru que la voix appartenait à un homme tout près de
moi.
La chair de poule me recouvrit. Je guettai le moindre
souffle, la moindre présence dans le noir. Je n’osai pas faire un geste de peur
que mes mains butent contre un corps.
Finalement, dans le silence revenu j’entendis un
chuchotement. Une voix apaisante et connue. Celle de Bachrach. Je songeai à
Eva.
Dieu Tout-Puissant, était-ce son dibbouq que je venais
d’entendre ?
Je trouvai le courage de tâtonner près de ma couche pour
atteindre la pierre de briquet et la chandelle. La flamme vacilla. Elle éclaira
le vide de ma chambre, mais je manquais de lâcher mon bougeoir en entendant la
voix me demander, cette fois dans la langue de nos ancêtres, l’araméen :
— Sais-tu où te conduit la Guevourah de Gauche,
toi qui vas ici et là en te prenant pour une étoile ? Ah, ah, ah ! Tu
n’es pas le surdoué que tu crois !
Et encore, à travers le frisson glacé qui me fit écarquiller
les yeux sur ce que je ne voyais pas, je devinai les murmures patients et
tendres de Bachrach !
C’était bien Eva prise par le dibbouq que j’entendais.
Pourtant il me sembla, en cet instant, qu’il s’adressait à moi très
directement, moi qui allais « ici et là en me prenant pour une
étoile » !
Une pensée me foudroya. Un souvenir, plutôt. Le temps d’un
éclair je revis ce rêve que j’avais eu au bord du lac de Gardone, après avoir
été assommé par les bandits.
Sans réfléchir, je me précipitai hors de ma chambre et
entrai sans frapper dans la leur. Le spectacle est gravé dans ma mémoire comme
une marque de fer.
Le lit de bois étroit était repoussé dans un coin. Un
baldaquin grossier en soutenait la tenture grande ouverte. Bachrach se tenait
debout dans la ruelle, brandissant à bout de bras une menorah dont les sept
chandelles brillaient. C’était bien suffisant pour éclairer l’épouvantable état
d’Éva.
Recroquevillée dans une longue chemise, elle se pressait
contre l’angle extrême de la couche comme si elle eût voulu disparaître dans
les murs. Le gros tissu de lin dissimulait ses jambes repliées sous elle sans
masquer leur tremblement affolé. Des spasmes qui se transmettaient jusqu’aux
boiseries médiocres du lit. Les montants vibraient à leur tour, les jointures
saisies d’un grincement lancinant.
Le visage d’Éva était méconnaissable. Malgré l’ocre que
répandaient les flammes des chandelles, sa chair était de craie. Un halo
d’encre noire cernait ses yeux, si agrandis qu’on ne les reconnaissait plus.
Une lueur maladive animait ses pupilles, soudain éclatantes, puis l’instant
suivant ternes comme la mort. Sa bouche se crispait sur ses mâchoires ainsi qu’elles
le font sur des cadavres. Ses lèvres s’étaient retirées et dévoilaient le rose
des gencives. Son souffle était aussi violent que si elle eût mené une course.
Avant que Bachrach se retourne vers moi, elle – ou
plutôt ce démon qui l’habitait – devina que j’entrais dans la
chambre. Les mains d’Éva se tendirent vers moi. Ses doigts se recroquevillèrent
comme des griffes. Avec cette voix d’homme que je venais d’entendre, et dans
cette langue qu’elle ne connaissait pas, je le savais, Éva éructa ses malédictions.
— Il a créé des méchants, Il a créé la géhenne !
Tout et son contraire, voilà ce qu’il a fait ! Et toi, tu ne sais pas où
tu vas. Toi, là ! Toi que je vois ! Ah, ah, ah !
Je ne m’étais pas trompé. C’était bien à moi que l’âme
abominable du dibbouq s’adressait en déformant le corps tendre d’Éva. En un
instant, une sorte de fièvre colérique me gagna. La sueur de la peur me
mouillait la poitrine et les reins, cependant quelque chose en moi fut plus
fort que cette peur.
Je m’approchai encore. Éva se tortilla abominablement. Ses
dents claquaient, ses hanches frappaient le mur. La voix éructa :
— Pourquoi vas-tu à Droite ? Ton chemin est à
Gauche. À Gauche, à Gauche ! Ignorant que tu es ! À Gauche, la grande
Guevourah ! Émanation de l’obscurité, à Gauche !
Ce fut comme si ma gorge et mon cœur ne m’appartenaient
plus. Ils répondirent à ma place :
— Jamais ! Tu entends, jamais. Droit à Droite nous
irons. Droite et
Weitere Kostenlose Bücher