Le kabbaliste de Prague
cent
ans !
Je songeai à lui révéler que c’était presque vrai. Mais
fermai les yeux en même temps que la bouche. La tête me tournait et la fièvre
me fit à nouveau grelotter. Tout de même, il me restait assez de lucidité pour
comprendre qu’Éva dormait donc sans que le dibbouq soit revenu la hanter. Dieu
Tout Puissant, que Son Nom soit béni dans l’Éternité, cela voulait-il signifier
qu’il ne l’avait pas suivi dans l’« émanation de la Droite ». Ou,
plus sûrement, avait-il trouvé sa pâture dans le massacre de Bachrach ?
Je priai dans le silence de ma poitrine pour que Dieu fasse
dormir Éva aussi longtemps que possible, repoussant le désastre qui l’attendait
à son réveil !
Isaac ne sachant encore rien, je crois bien qu’en cet
instant j’aurais pu ne rien dire de la vérité. À quoi bon, si le dibbouq ne
revenait plus ?
Mais, à ma grande surprise, le MaHaRaL se dressa sur le
seuil de la pièce. Son regard alla droit sur moi, alors qu’Isaac se relevait de
sa chaise. Notre Maître referma doucement la porte et moi, dans la simple
manière qu’il eut d’accomplir ce geste, je compris qu’il savait.
Il s’installa sur le siège qu’Isaac venait de quitter et qui
faisait face à mon lit. Il nous annonça avec calme que le chambellan venait de
faire parvenir un message de l’Empereur au bourgmestre Maisel. Rodolphe y
assurait que la garde impériale surveillerait les portes de la ville juive
toute la nuit et tous les jours suivants afin d’éviter de nouvelles violences.
Isaac eut un grondement amer.
— L’empereur Rodolphe est bien bon avec nous. Mais
c’est toujours la même chose, il faut que l’odeur des morts parvienne jusqu’aux
fenêtres du château pour qu’il réagisse. Cela fait des semaines que l’on nous
insulte dans ses églises. Et l’on sait bien, chaque fois, où cela nous conduit.
Le MaHaRaL le laissa parler, puis laissa le silence revenir.
Ensuite il eut un petit mouvement de la main comme s’il faisait place nette de
ce qui venait d’être dit et, sans me quitter des yeux, il annonça :
— Maintenant, écoutons David. Qu’il puisse enfin
libérer les paroles qu’il retient et qui lui brûlent l’âme.
Bien sûr, il savait. Comment avais-je pu en douter ?
Depuis qu’il avait posé les yeux sur moi, notre Maître avait tout deviné.
Alors je racontai sans rien cacher. Évitant la face effarée
d’Isaac dont les yeux s’emplissaient de larmes, je ne masquai pas les horreurs
qu’avait endurées Éva depuis des mois. Ni pourquoi nous avions galopé jusqu’à
Prague, pour finalement y rencontrer le Mal que nous fuyions.
Quand je me tus, Isaac s’exclama :
— Mais c’est fini ! C’est fini ! Ce dibbouq
est parti, Éva dort comme une enfant. Elle ne s’est pas réveillée, elle n’a pas
parlé ! Ni avec sa voix ni avec aucune autre !
Je regardai le MaHaRaL. Ce n’était pas à moi de répondre.
Comme toujours lorsqu’il plongeait en lui-même pour mieux voir ce qui nous
était invisible, ses paupières voilèrent à demi ses yeux. Il demeura un long
moment impassible, comme saisi d’un sommeil brutal. Ce fut à peine si sa
respiration soulevait l’épaisseur des caftans sur sa poitrine.
Enfin, son regard se posa sur nous. Sans chercher à rassurer
Isaac, il me demanda :
— Redis-moi ce qui s’est passé dans l’auberge, David.
Chaque mot que tu as entendu et chaque chose que tu as vue. N’omets rien. Et
dans la langue qu’il convient.
Une nouvelle fois je racontai cet instant d’épouvante. Le
visage imperturbable du MaHaRaL ne m’était d’aucune aide. Quand j’en vins à la
réponse que j’avais opposée à la voix du dibbouq, l’émanation de la Gauche et
de la Droite, j’eus du mal à répéter mes mots, tant je craignais d’avoir mal
répondu.
Mais, à ma surprise, le MaHaRaL posa sa belle main sur ma
poitrine. Aussitôt sa chaleur m’emplit. Ce fut comme si sa paume chassait mes
frissons de fièvre autant qu’un rayon de soleil.
— C’est bien, David. C’est bien. Nul n’aurait pu dire
mieux et mieux faire. Ni moi, ni aucun autre. Je suis fier de voir que ce que
j’ai pu t’enseigner n’est pas tombé dans le puits de l’inutilité.
Mon soulagement fut si intense, ma joie, oui, ma joie, si
brûlante, que j’entendis à peine l’interrogation tremblante d’Isaac :
— Maintenant, que va-t-il se passer ?
Le MaHaRaL haussa ses longs sourcils.
— Qui peut connaître
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