Le kabbaliste de Prague
portière. Je me précipitai pour la maintenir close. Le nez collé à la vitre,
la femme cria :
— Regardez ! On la reconnaît, celle-ci, c’est la
fille du magicien !
La rumeur enfla : « À mort ! À mort, les
Juifs ! Le Christ nous venge ! »
Eva se tassa au fond des sièges. Je montrai mon pistolet
pour effrayer les femmes qui s’acharnaient sur la portière, mais à cet instant
la voiture tangua. Des hurlements jaillirent. Éva gémit. Je me retournai.
Des hommes montés sur le marchepied avaient agrippé Bachrach
à travers la vitre qu’il avait baissée. Accrochés à ses vêtements, ils
tentaient de le tirer hors de la voiture. Ils étaient parvenus à lui saisir les
bras et on aurait cru qu’ils voulaient les lui arracher. Bachrach criait le
martyre. Je lâchai les pistolets et ceinturai sa taille pour le retenir. Dans
mon dos, Eva s’arc-bouta sur l’autre portière, que les femmes avaient
entrouverte.
Je gueulai au cocher de fouetter les bêtes. Bachrach geignit
de douleur. Des hommes lui saisissaient la tête, lui arrachant les oreilles et
les cheveux en s’y suspendant de tout leur poids. Son corps glissait
inéluctablement entre mes bras. Sa taille se déchirait au cadre trop étroit de
la fenêtre et des échardes de bois lui entraient dans les chairs. Ils devaient
être maintenant une dizaine à s’égosiller en le tirant dehors comme une poupée
de son. La portière tout entière se démantibulait sous leurs efforts.
Dans mon dos, la vitre de la portière que retenait Eva
explosa. Une grosse pierre frappa mes reins, me déséquilibrant. Je relâchai ma
prise sur Bachrach pour retrouver mon équilibre quand une seconde pierre me fit
retomber sur le siège. J’éprouvai une douleur fulgurante à la jambe : un
gros éclat de verre s’était fiché dans ma cuisse. Je lâchai Bachrach pour l’en
retirer. Eva se protégeait dans une encoignure de la voiture, son épaule
saignait. Les femmes ouvraient la portière en grand, des bras se tendaient pour
s’emparer d’elle. J’empoignai les deux pistolets tombés sur les sièges. Je les
déchargeai au jugé sur les assaillantes. Le vacarme fut assourdissant et le
recul si violent que je crus m’être brisé les poignets.
Je retombai sur le côté en voyant les regards stupéfaits des
femmes. Deux d’entre elles s’effondrèrent la bouche ouverte. La voiture bondit.
Les chevaux hennirent. Affolés par les braillements et les coups de feu, ils se
lancèrent en avant. Eva hurla le nom de son époux.
Je me retournai en même temps que résonnèrent le craquement
de la portière et le cri de Bachrach. Le mari d’Eva bascula dans la foule des
massacreurs, la taille ceinte par la portière. La voiture s’éloignait dans le
galop des chevaux déments qui repoussaient les attaquants. Éva voulut se jeter
dehors à l’aide de son époux. Ses hurlements me vrillèrent les tympans tandis
que Bachrach était englouti dans le grouillement de ceux qui s’acharnaient sur
lui. D’autres à nouveau s’agrippèrent à la voiture. Il y eut une clameur, la
voiture tangua et l’un des serviteurs frappé d’une grosse pierre tomba du siège
près du cocher. Je saisis l’un des deux pistolets encore chargé et tirai sur la
poitrine la plus proche.
Éva hurlait toujours contre moi. J’empoignai le dernier
pistolet quand le bruit de la foule changea. J’entendis des ordres, un
tintinnabulement de chevaux d’armes. La foule s’écarta et la voiture ralentit. Une
dizaine de gens d’armes apparurent derrière les portières arrachées. Mes coups
de pistolets les avaient fait galoper jusqu’à nous.
Un homme qui devait être leur chef s’inclina pour nous
découvrir. La robe d’Éva était couverte de sang, déchirée comme si elle avait
traversé une meute de chiens enragés. Mes mains tremblaient et certainement mon
visage était noir de poudre. Je claquais des dents. Le sang coulait encore de
l’entaille de ma cuisse qui maintenant me faisait défaillir de douleur.
L’officier des gardes eut une grimace et leva les sourcils
avec un peu de surprise.
— Je vous connais.
Je le reconnus à mon tour : il avait accompagné le
chambellan de Rodolphe venu me voir au retour de ma mission.
Je lui dis :
— Sauvez-nous, je vous en prie. Accompagnez-nous
jusqu’à la porte Pinkas. C’est la petite-fille du MaHaRaL que vous voyez là. On
vient de massacrer son époux. Sauvez-nous, l’Empereur vous en remerciera.
2
Il nous
Weitere Kostenlose Bücher