Le kabbaliste de Prague
les ruelles de notre ville devenaient invivables. Du
monde y courait sans cesse, bruyant et sans respect, pour mieux approcher
Golem. L’envoyer bâtir sur la rive du fleuve eut comme premier effet que le
calme nous revint. La foule se pressa loin de notre klaus. La petite synagogue
qu’appréciait tant notre Maître retrouva sa fraîcheur et sa paix. L’étude put
enfin reprendre comme à l’ordinaire, alors que la vie de Prague tout autour de
nos murs ne cessait d’être bouleversée.
L’afflux de visiteurs était devenu une aubaine pour les
auberges, qui se multiplièrent comme des crocus au printemps. Golem faisait la
richesse de tous, Juifs ou Gentils. Même ceux qu’il avait malmenés dans la
bataille de son premier jour trouvèrent dans leurs mauvais souvenirs le moyen
de rassasier la curiosité des étrangers. Ils racontaient leur défaite
extraordinaire avec une quantité de détails qui gagnèrent en beauté au fil du
temps.
Certains installèrent des guérites de bois autour de
l’église du Saint-Esprit ou de la porte Paryzkâ. Ils y vendaient des billets
qui permettaient d’y écouter ces contes.
Avant la fin de l’été de cette année 5360 depuis la
création du monde par le Saint-béni-soit-Il, ou 1600 de l’ère chrétienne,
des artisans du bois commencèrent à vendre des figures sculptées représentant
Golem à l’œuvre dans des batailles ou dans le fleuve. Comme elles trouvèrent
bien vite des acheteurs, il en fut produit de tailles variables, certaines
recouvertes d’argent ou d’or. Puis on vendit une figure de Golem accompagnée
d’un pot scellé de vase de la Vltava. On y trempait l’effigie de bois pour
obtenir une représentation plus proche de la réalité…
Bientôt s’ajoutèrent d’autres désagréments. On découvrit que
certains curieux se faisaient passer pour des Juifs afin de pénétrer chez nous,
non par curiosité mais pour une cause plus criminelle.
Les hommes du bourgmestre surprirent d’abord un jeune Hongrois
qui s’était égaré entre les voûtes sombres de la genizah, sous la vieille
synagogue. Il avoua qu’il cherchait des rouleaux contenant le « secret de
la naissance de Golem ».
Stupéfaits, soudain plus vigilants, on découvrit que les
espions rôdaient par dizaines autour de nous. Tous avec la même obsession,
cherchant à voler ou à corrompre. Certains venaient tout simplement du château
de Prague, envoyés par l’Empereur lui-même. D’autres étaient à la solde des
souverains du Nord ou même de l’Église du pape.
Il fallut organiser des rondes et une surveillance étroite
de nos lieux sacrés. Finalement, notre klaus, qui venait à peine de retrouver
son calme, fut gardé jour et nuit par quelques hommes en armes.
Tu comprendras, lecteur, que je trouvai ce moment parfait
pour céder au désir que je retenais depuis si longtemps d’aller admirer le
nouvel observatoire du seigneur Brahé. Je m’enfuis loin de ce tohu-bohu.
Au sommet d’une butte cernée de bouleaux, le corps principal
du château de Benatek dominait une plaine fréquemment inondée si bien que
l’idée était venue d’en faire une sorte de Venise de Bohême. On y voyait des
canaux et des constructions ressemblant à la cité des Doges. C’est ainsi, sur
le côté d’une place Saint-Marc en miniature et sous un campanile rose, que
Tycho avait fait adjoindre treize salles de plain-pied. L’Empereur avait
bataillé pour faire admettre les frais par son chancelier au Trésor. On disait
aussi que la cour grondait contre le nouveau Mathematicus qui accaparait le
château le plus extravagant du royaume de Bohême. Rodolphe avait ignoré les
protestations, les travaux avaient été ordonnés. Les treize salles
prolongeaient bizarrement le bâtiment d’origine, chacune munie de mécanismes de
poids et contrepoids ouvrant les toits et faisant basculer les dômes.
Tycho vivait là sans famille mais entouré, outre Kepler,
d’une bonne quinzaine d’assistants et d’autant de serviteurs.
Il m’accueillit aussitôt qu’on lui annonça mon nom. J’en fus
un peu flatté en me rappelant qu’à Venusia il m’avait fait patienter quatre
jours. Là, il m’ouvrit les bras et, sans attendre, me demanda avec gourmandise
des nouvelles de Golem. Comme tout le monde, il était allé le voir à l’œuvre
dans la Vltava et en était revenu subjugué.
Sa moustache de fauve sautilla d’ironie lorsque je lui
racontai la folie qui régnait dans Prague et,
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