Le lever du soleil
Ninon, enjouée, piquante, jolie, jeunette, chantant divinement, écartait-elle une soirée durant les nuages qui s'amoncelaient au-dessus de la tête charmante de son amant.
Il était minuit, elles avaient soupé, chanté, médité, et songeaient à dormir, le favori se faisant oublier. Marion garda Ninon dans son lit. Il régnait un noir trop sombre dans Paris aux mille pièges o˘ l'on égorgeait pour un poisson pourri, une bague de bimbelote-rie ou cinq sols, trop sombre pour laisser Ninon regagner son logis, rue des Trois-Pavillons, même accompagnée de deux valets porteurs de torches et qui prendraient la fuite à la première menace.
Ninon, déjà, avait failli être violée. Un malandrin l'avait coin-cée sous une arcade et un coutelas en main s'aventurait à la trousser de l'autre, déjà glissée en son " endroit ". Sans se démonter la gamine, qui aujourd'hui encore paraissait quinze ans, avait déclaré : " Vous pouvez prendre mes bagues, mais ce " bijou-là ", nenni ; il m'est trop cher et personnel. " Décontenancé, l'agresseur avait fui. Ninon en riait quand Marion, bonne aînée, en frémissait encore.
Paris était un coupe-gorge affamé et Cinq-Mars y traînait, quand le Roi évitait sa capitale, craignant quelque esclandre de la populace, le jet de trognons de choux, voire le poignard d'un autre Ravaillac, non poussé par la ferveur catholique ou politique mais par la simple misère. Et on ne pouvait réduire Paris comme Gassion l'avait fait d'Avranches. Ce qui était bien dommage.
Ninon, donc, était un réconfort pour Marion. Courageuse Ninon, si plaisante et fine, qui se glissait dans le lit de son amie, toujours et encore babillante. Marion enfin sourit. Son amie lisait son inquiétude, elle le savait, et la combattait avec ses armes. Et comme le malandrin violeur cette inquiétude fuyait décontenan-cée. Elles bavardèrent, les mots chassent la peur. Puis Marion vit qu'elle soliloquait, le souffle de Ninon, régulier, dénonçait son assoupissement. Elle avait fermé ses beaux yeux et dormait comme une enfant. Marion lui sourit et la baisa en colombe, au front. Déjà, le sommeil l'assiégeait elle-même doucement.
Cinq-Mars arriva. Il avait soupé chez la princesse Marie de Gonzague. Avait sur le chemin distribué deux coups de poing et un coup d'épée à quelque crocheteur saignant encore sur le pavé.
Il montrait une humeur de massacre. On ne dormirait pas de sitôt. Il avait l'‚ge de Ninon mais e˚t pu passer pour son grand frère. L'ambition vieillit les hommes. Marion l'aimait ainsi, sans aimer ses désirs de gloire. Il aimait Marion à sa façon, pour se laver des caresses d'un roi mourant et qui ennuyait par sa trop lente agonie.
A chaque visite, Cinq-Mars se plaignait, et Marion voyait en ces plaintes reparaître l'enfant qu'il était encore sous les titres ronflants, la fortune dilapidée pour six cents paires de bottes, ou bien pour payer à son amie de quoi changer trois fois de gants en la journée.
Marion ôtait de lui l'odeur de la mort, comme il se faisait huiler chaque soir de parfums d'Orient pour chasser cette mort que, pour lui, figurait l'affection trouble et énorme que lui portait le Roi, cette mort même qui en cet instant lui envahissait l'esprit. Cinq-Mars souhaitait ardemment deux décès, et avait décidé d'en h‚ter un sur la route trop longue menant en Roussillon.
Tu sens bon, le Grand.
Il fit la grimace.
- Je sens la peste et la chiasse, je sens le Roi.
- Je n'aime pas ton humeur, marquis. Ni ta haine. On la laisse à la porte en entrant chez moi. Je suis demoiselle. Traite-moi comme telle. Sans traîner derrière toi les déplaisirs qui font ta fortune.
- Tu es mon seul plaisir.
- Alors tiens-t'en là !
Le discours vif des amants réveilla Ninon qui rabattit le drap sur elle pour que Cinq-Mars ne la voie pas. quand leurs deux corps s'écroulèrent sur le lit, elle se poussa vers la ruelle pour leur laisser la plus grande place nécessaire. Et les contempla en souriant, s'activant en la chosette.
Bien éveillée maintenant, elle se glissa hors du lit, frissonna sous sa mince chemise, s'installa près de la cheminée, prit son luth, et fredonna :
Sans savoir ce que c'est qu'amour
Ses beaux yeux la mettent au jour...
Cinq-Mars leva la tête, sourit :
- Bonsoir, Ninon.
- Bonne nuit, marquis.
Elle poursuivit sa chanson.
A Saint-Germain, la Reine contemple ses deux fils endormis.
Le damas jauni a été remplacé, la chambre est chaude,
Weitere Kostenlose Bücher