Le lit d'Aliénor
heureux de me voir et me présenta ses condoléances. La mort de Jaufré avait fait le tour du pays et il savait combien sa perte était pour moi irréparable. Il n’était arrivé que le matin même, à l’inverse de nombreux autres seigneurs. Il n’y avait pas eu de tournoi depuis la mort de Denys. Aussi, lorsqu’il insista pour être mon champion à sa place, je n’eus pas le cœur de refuser, m’abstenant de prêter l’oreille aux murmures qui ne manquèrent pas lorsqu’il vint me saluer. De fait, je ne regrettai pas d’avoir accepté son hommage, car il se battit hardiment, exhibant ma manche à son bras avec panache.
Béatrice ne parut pas. Je ne l’avais pas revue depuis notre explication. Sans doute se préparait-elle à ce simulacre de mariage, à moins qu’elle n’essayât dans un ultime élan de sauver ce qui lui restait d’âme.
Lorsque cette première journée s’acheva par un gigantesque banquet où moult troubadours et saltimbanques montrèrent leurs talents, je ne pus m’empêcher de songer qu’avant la prochaine lune je serais débarrassée de mon ennemie la plus redoutable. C’est avec du baume au cœur que je m’endormis cette nuit-là.
Le coq chanta sur les premières brumes de l’aurore, voiles légers qui couraient à fleur de terre, promettant une autre journée radieuse. Aux vêpres qui marqueraient la clôture des tournois, on célébrerait les épousailles de Béatrice, et le banquet deviendrait dès lors celui des mariés. Aliénor m’avait confié la tâche de veiller aux préparatifs culinaires du soir, pour que tout soit parfait. Je me rendis donc en cuisine sitôt levée, l’âme légère, et vérifiai que tous les ingrédients avaient été livrés pour la confection des pâtés, des tourtes, et la multitude de plats qui figuraient au menu. Aliénor m’y rejoignit en début d’après-midi. Elle semblait embarrassée et m’entraîna à part :
– Quelque chose te préoccupe ? demandai-je, espérant au fond de moi qu’elle allait m’apprendre que Béatrice avait devancé son heure en avalant quelque poison.
– Point non. En fait, c’est plutôt une bonne nouvelle, bien que je doute que tu y sois sensible.
– Allons, parle, ris-je en lui pinçant le nez, maligne.
– Geoffroi de Rançon vient de me demander ta main.
La nouvelle me coupa le souffle, et Aliénor à son tour éclata de rire devant ma mine abasourdie.
– Je savais que cela te ferait grand effet.
– Il n’est pas sérieux, parvins-je à bredouiller, encore sous le coup de l’émotion. Il vient de perdre son épouse et se doit de respecter le deuil !
– C’est ce qu’il m’a dit, vois-tu. En fait, il souhaitait que je te fasse part de sa demande afin que tu aies le temps nécessaire pour y songer avant qu’il puisse de façon tout à fait officielle te passer la bague au doigt. N’est-ce point chevaleresque ? s’amusa Aliénor en joignant ses mains sur son cœur.
– Cesse de te moquer, veux-tu ? Que lui as-tu répondu ?
– Rien. Je l’ai simplement assuré que je t’informerais de sa requête au plus tôt. Ai-je bien fait ?
– Oui, oui. Merci, ma douce.
– Allons, je m’échappe, on m’attend pour l’ouverture des jeux. Viens-tu ? Ton beau chevalier ne saurait défendre les couleurs d’une absente…
– Pars devant. Il me reste quelques ordres à donner ici.
En fait, j’avais surtout besoin de me ressaisir. Jamais je n’avais envisagé de devenir l’épouse d’un autre que Jaufré. Geoffroi de Rançon était bel homme bien que d’un âge certain, et surtout un homme sûr. A plusieurs reprises déjà, j’avais pu apprécier sa loyauté et sa bravoure. Une année devait s’écouler avant que son deuil lui autorise de nouveau le mariage. J’avais une année pour réfléchir à une proposition qui allait dans le sens des espoirs de Jaufré : me mettre à l’abri de mes ennemis et des convoitises de barons impétueux et grossiers. Une année pour mener à bien ma mission. Ensuite, peut-être… Je n’éprouvais qu’une sincère amitié pour cet homme, mais combien de mariages avaient été heureux sur ces seules bases ? La confiance n’était-elle pas primordiale dans l’hymen ? Et je pouvais dire, assurément, que j’avais confiance en Geoffroi de Rançon. « Si seulement Jaufré était encore de ce monde », soupirai-je en goûtant du bout des lèvres une sauce onctueuse, ce qui m’attira le regard inquiet du cuisinier,
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