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Le lit d'Aliénor

Le lit d'Aliénor

Titel: Le lit d'Aliénor Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Mireille Calmel
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du seul homme qui ait pu m’entraîner dans les jeux de l’amour avec autant de tendresse et de volupté. Non, je n’acceptais pas ! Je n’accepterais jamais cette idée sombre, ce deuil qu’il me fallait porter contre mon cœur, contre, mes sens, contre mon intuition même. Qu’en était-il de ces élans qui me poussaient à ne pas croire que Jaufré n’était plus ? J’avais pensé que la mort de Béatrice aurait vengé ma souffrance et permis que j’atteigne enfin la paix. Ce n’avait été qu’un leurre. Un de plus. Ce soir, je me sentais plus solitaire qu’un chien abandonné. Malgré la présence de Mathilde, de Geoffroi et d’Henri. Malgré leur affection. C’était pour eux, à cause d’eux que j’avais sacrifié ma jeunesse et ma vie. J’aurais dû me satisfaire de leur réconfort. Ce soir, je leur en voulais amèrement. Je n’étais qu’un pion habile dans une lutte d’intérêts. Je ne comptais pas. Les seuls êtres véritablement désintéressés avaient été Denys et Jaufré. Et l’un et l’autre, je les avais perdus.
    – Laisse-moi seule ! ordonnai-je soudain à ma chambrière.
    Elle hésita un instant, mais il dut y avoir quelque chose de terrible dans mon regard, car elle ouvrit des yeux effrayés et sortit en maugréant. Pas de témoin. Non, je ne voulais pas de témoin. J’avais besoin d’avoir mal et que cette douleur sorte, elle m’étouffait depuis trop longtemps. Jaufré, Jaufré, Jaufré, mon amour, ma terre, ma lumière, ma vie. Faut-il que je sois maudite entre toutes pour t’avoir laissé partir ! Pour n’avoir rien vu et rien compris !
    Une petite voix douce comme un printemps se mit à chanter dans ma tête. J’avais tant besoin de me raccrocher à elle que je me mis à fredonner à travers mes larmes, comme une prière désespérée :
     
    Amors de terra
    lonhdana Per vos totz lo cors mi dol ;
    E no’n puèsc trobar meizina,
    Si non vau al seu reclam.
    Ab atrat d’amor doussana
    Dins vergièr o sotz cortina
    Ab désirada companha.
     
    Le sommeil dut me prendre entre deux sanglots, car les oiseaux m’éveillèrent, la bouche pâteuse et les yeux gonflés. Sur l’appui de la croisée que j’avais laissée ouverte, un rouge-gorge lançait un chant très doux. Il s’envola lorsque les lourdes cloches de la cathédrale de Rouen s’ébranlèrent pour appeler au premier office. Je me redressai d’un bond, cognai à la porte de l’antichambre où j’avais consigné Camille de fort méchante façon. Elle ouvrit aussitôt. Elle était habillée et devait attendre mes ordres. Mes sanglots l’avaient sûrement empêchée de dormir, car elle aussi portait au-dessus de ses joues rebondies de profonds cernes de fatigue.
    – Aide-moi, demandai-je doucement. Je ne peux affronter les regards avec cette figure.
    – Voilà bien des façons de se mettre en pareil état, me gronda-t-elle gentiment, puis, voyant que je ne réagissais pas, elle hasarda prudemment, en appliquant sur mes paupières douloureuses de l’eau de rose et de bleuet : N’avez-vous jamais songé à prendre le voile ?
    Je sursautai, mais cette question, aussi idiote fût-elle, me fut salutaire.
    – Pour autant que je sois désespérée, je ne le suis pas tant que cette pauvre Héloïse ! répondis-je d’une voix ferme.
    Non, décidément, je n’avais pas choisi ma vie, mais je n’aimais pas assez Dieu pour accepter de Lui abandonner ce qui me restait de mes plus belles années. J’en avais bien plus qu’assez des sacrifices ! Je m’aperçus soudain que cette nuit m’avait porté conseil et rassérénée. Cette mission était la dernière. Je la remplirais au nom de mes ancêtres, au nom de ceux que j’avais sacrifiés à sa cause, pour qu’ils ne soient pas morts pour rien. Mais ensuite c’en serait fini. Terminé ! Que le Dieu des chrétiens efface à jamais les traces des anciens cultes, des druides, des sorcières et même des fous ! Cela m’était égal ! Quant à l’Angleterre, elle trouverait son chemin sans moi.
    Ainsi en serait-il, ou ne serait pas.
    Lorsque je pénétrai dans le chœur, tous les fidèles étaient recueillis et l’évêque récitait le Pater noster. Je me glissai entre deux femmes parées de riches atours et courbai le front sur mes résolutions nouvelles.
     
    Henri écouta attentivement ce que j’avais à lui dire, hochant parfois la tête ou fronçant des sourcils qu’il avait épais pour marquer une désapprobation certaine.

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