Le lit d'Aliénor
Merlin m’avaient rendue si proche des éléments et si détachée des humeurs terrestres. Peut-être était-ce l’atmosphère badine du palais et ce vent de déraison qui s’insinuait en chaque recoin. Peut-être n’était-ce que sa présence, si différente des autres femmes. Son poing fermé attira mon menton vers son visage que la pénombre voilait. Je devais contrôler, contrôler coûte que coûte dans l’intérêt de ma mission. Son souffle sur ma bouche…
Un pas menu trottina dans l’herbe. Les branches s’écartèrent. Aliénor suspendit son geste, me laissant entre le soulagement et la frustration.
– J’étais certaine de te trouver là. Bonsoir, damoiselle Loanna.
La jeune sœur d’Aliénor fit une révérence gracieuse.
– Bonsoir, Pernelle, répondis-je d’une voix qui avait du mal à reprendre sa légèreté.
Fort heureusement, l’enfant n’était pas encore en âge de se douter des pulsions d’une chair trop sensuelle. Aliénor bouillait. Je la sentais en proie à l’envie de souffleter vigoureusement sa cadette. Elle se contint pourtant et lui offrit un sourire rageur.
– Un troubadour demande à être reçu. Il est bien désagréable de visage, pas comme celui qui est venu hier, nous annonça Pernelle, très satisfaite, semblait-il, de l’importance de sa nouvelle.
Aliénor se leva dans un froissement de soie.
– Eh bien, ne faisons pas attendre cette curiosité, nous reprendrons cette conversation plus tard, Loanna.
– Comme il vous plaira duchesse.
– Accompagnez-moi, vous me donnerez votre avis. Allons, Pernelle. Et racontez-moi un peu, petite effrontée, comment il se fait que vous connaissiez ma cachette ?
Pernelle partit d’un rire frais qui acheva de chasser de mon corps les brouillards du désir.
Jaufré de Blaye se sentait mal à l’aise, il ne savait plus que faire de ses grands bras, de ses mains qui tenaient gauchement la mandore, de ses pieds qui semblaient s’emmêler. Il eut brusquement envie de fuir, de se réfugier dans la tour sévère et triste de son donjon, si familière, si sécurisante. Les pierres ne riaient jamais de ses chansons. Mais elle ! Elle ! On était parti la chercher, le laissant seul dans ce boudoir aux teintes chaudes, abandonné à son angoisse de vassal, de poète.
« J’ai été fou d’écouter les sornettes de ce vieil homme, pensa-t-il. Que vais-je lui dire, que vais-je chanter, que vais-je inventer pour lui plaire ? Qu’ai-je besoin de lui plaire, d’ailleurs. Seigneur, Seigneur, comment pourrais-je lui plaire, je suis si fat, si blanc à ne contempler que la clarté lunaire. Partir. Oui, c’est cela, partir, avant qu’elle me voie. Partir. »
Il s’élança sur la porte dans un dernier sursaut de peur, mais déjà elle s’ouvrait.
Aliénor, hautaine, contempla ce jeune homme de vingt-cinq ans, ni beau ni vraiment laid, ni grand ni petit, chétif comme une femme avec des traits si fins qu’on les aurait dits de cire. Elle le reconnut instantanément. Elle l’avait vu une fois à Poitiers, il y avait trois ou quatre années. Il était resté le même qu’alors, les yeux sur les bottes, aussi gauche et maladroit qu’avant. Elle sourit de plaisir. L’humilier serait facile ; curieusement, elle ne le fit pas, sans doute à cause de moi.
Elle s’avança, et Jaufré se courba en une révérence qui accentua son ridicule. Il me fit pitié et plus encore, comme la présence d’un animal blessé, traqué de toutes parts. Je ne pus en supporter davantage.
– Relevez-vous, mon ami, murmurai-je.
Ma voix apaisante n’était pas celle dont il se souvenait. Surpris, il leva la tête et se troubla sur mon sourire engageant.
– Jaufré, comte de Blaye, pour vous servir, gente damoiselle.
– Nous savons qui vous êtes !
Cette voix sèche, rugueuse ! Il tourna les yeux et rencontra ceux d’Aliénor, amusée. Du rouge lui monta aux joues. Il avait failli au protocole. Il bredouilla de pâles excuses inintelligibles, et Aliénor éclata d’un rire cruel :
– Allons, messire, lança-t-elle, les belles dames manquent-elles dans vos terres qu’il suffit d’un joli minois pour vous faire perdre vos moyens ? On vous prétend troubadour. Saurez-vous vous montrer digne d’un tel titre ? Ici, les sots ne sont point les bienvenus !
Elle le frôla majestueusement de sa robe en passant près de lui et alla s’asseoir sur les coussins de velours grenat, Pernelle à ses pieds comme un jeune
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