Le lit d'Aliénor
plus grande.
– Par ici, Loanna !
La voix se fit insistante, je me dirigeai donc vers le bosquet d’où elle provenait. Passant devant un saule pleureur dont les branches se prolongeaient jusqu’à terre, j’en vis surgir une main qui m’agrippa et m’attira sous l’épaisse végétation. Cerné par les branchages, un petit banc de bois se détachait à peine de la pénombre qui y régnait. Aliénor rit en s’écriant :
– Surprise !
Avant que j’eusse le temps de répliquer, elle posa un doigt sur ma bouche, accentuant d’un « chut » son geste. Des voix s’étaient rapprochées de la cachette. Elles chuchotaient des « Par ici ; non, par là ; je suis sûre de l’avoir entendue parler », mais ces sottes, ne songeant pas à écarter les branchages, s’éloignèrent après quelques minutes. Aliénor me prit la main et me conduisit jusqu’au banc. Il s’agissait en fait d’une planche de bois grossièrement taillée et posée sur deux pierres. Comme je m’en étonnais, la duchesse éclata d’un petit rire qu’elle modula, pour n’être point perçue au-delà de notre cachette.
– Je l’ai fabriqué moi-même à l’époque où Raymond était ici. Je m’étais cachée sous les branches une fois pour le surprendre, puis trouvant l’endroit stratégique, au fil des jours, j’ai taillé celles qui me gênaient et me suis aménagé cette retraite. D’ici, je peux entendre tout ce qui se dit ou presque dans le jardin. Je t’assure qu’il s’y passe parfois des événements bien excitants !
– Pauvre Raymond ! Comme il a dû souffrir de n’avoir aucun répit !
– Eh bien, tant pis pour lui ! Il n’avait qu’à prendre les fruits que je lui offrais au lieu de se servir dans d’autres corbeilles. Ici, nul ne nous aurait dérangés. Nul n’aurait su !
– Cela n’aurait pas été convenable, voyons ! mentis-je, me souvenant des récits de mère à propos des fêtes païennes.
– Au diable les convenances ! Plutôt mourir que vivre d’ennui ! Comment trouves-tu ma tanière ? Tu es la première à y entrer, sais-tu ?
– Cela signifie donc que tu m’accordes ta confiance, j’en suis flattée, duchesse…
– Ne te moque pas de moi, Loanna de Grimwald ! Alors ? Aimes-tu ?
– Oui, là ! Tu sais combien j’apprécie ces endroits secrets où l’on peut laisser libre cours à sa solitude.
– Tu pourras venir ici autant et tant que tu le voudras, je te l’offre.
Elle posa un baiser sur ma joue avec des étincelles de malice dans les yeux. Je compris à cet instant que j’avais gagné plus que sa confiance. Le temps était venu d’entrouvrir un peu les portes de mon silence. Elle m’y aida :
– Ces sottes vont nous chercher longtemps, je te l’assure. Elles m’agacent avec leurs jeux stupides. Quand je songe que pas une d’entre elles n’a été embrassée !
– Moi non plus. Cela ne veut pas dire pour autant que je sois stupide, me défendis-je.
– Toi, ce n’est pas pareil. En Anjou, les mœurs ne sont pas aussi libertines qu’ici, les occasions t’ont manqué.
Je pris une profonde inspiration, puis lâchai innocemment :
– Rêves-tu du grand amour, Aliénor ?
Elle haussa les épaules.
– À quoi cela servirait-il ? On me mariera sans me demander mon avis.
– Je ne parle pas de mariage, je parle de sentiments.
– Bah, aimer fait perdre la tête et le sens des choses raisonnables. Vois où cela a conduit Raymond ! À s’exiler à Antioche pour refuser mes avances quand je ne lui demandais rien d’autre. Non, j’ai trop plaisir à obtenir ce que je désire pour m’enticher un jour d’un homme.
– Mais le pouvoir te fascine, n’est-ce pas ?
Elle lissa les plis de sa robe d’une main légère, prenant par ce geste le temps d’une réflexion que je savais feinte.
– Je crois que oui.
J’insistai :
– Et si tu rencontrais un bel homme qui aime et use du pouvoir autant que toi ?
– S’il n’est pas un ennemi, alors, oui, je pense que l’on pourrait s’entendre, à condition toutefois qu’il ne déserte pas mon lit pour s’offrir à la guerre. Tu vois, Loanna, qu’un tel bijou n’existe pas !
– Ici, sans doute pas, laissai-je tomber d’un ton mystérieux.
– Ce n’est pas au couvent que je le trouverai !
La voix se fit rageuse. Aliénor frappa de son poing fermé la planche qui nous servait de siège. Elle explosa :
– Quelle idée absurde ! Je refuse de
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