Le lit d'Aliénor
accomplir son pèlerinage. Il ne songeait plus qu’à apaiser sa conscience et la souffrance morale que sa solitude lui infligeait. Plus rien d’autre ne retenait son attention, ni les larmes d’Aliénor, lesquelles n’étaient que les fruits d’un jeu habile, ni les caresses de Pernelle.
Furieuse d’avoir ainsi perdu tout pouvoir sur son père, Aliénor exerçait sur moi son charme, autant, je le devinais, par désir que par défi.
Jaufré ne nous quittait pas, me couvant d’un regard langoureux que, fort heureusement, il parvenait à dissimuler à Aliénor. Il m’entourait de louanges, de poèmes, me nommant « sa lointaine », pour ne point blesser la duchesse à laquelle il lui fallait, selon l’usage, donner sa préférence. Je l’évitais autant que possible en dehors des moments où Aliénor réunissait ses troubadours, ses jongleurs et sa cour dans la grande pièce centrale. Je redoutais de me retrouver seule avec lui. Le moindre de ses souffles près de moi accélérait les battements de mon cœur. Au point d’être esclave de sa présence, de sa voix, de son visage, de son sourire, et, tout à la fois, pressée qu’elle cesse.
J’étais si intimement troublée que je relâchai ma garde. Aliénor s’en aperçut. Sans doute s’imagina-t-elle qu’elle en était l’origine. Quoi qu’il en soit, deux jours avant le départ du comte pour son pèlerinage, je commis l’imprudence d’oublier de barrer ma porte. Le grincement des gonds me tira de l’engourdissement qui m’avait saisie. J’avais soufflé mes chandelles depuis un long moment. L’idée me vint d’appeler à l’aide, mais je n’osai bouger. J’étais comme pétrifiée. Cet instant que j’avais espéré en secret et redouté d’autant me laissait sans défense. Lorsque je reconnus dans la lumière vacillante le visage d’Aliénor, je me mis à trembler. Elle était nue, ses cheveux cascadaient sur ses seins ronds et fermes. Elle posa son chandelier à mon chevet. Drapée seulement d’un doux sourire, elle se glissa dans mes draps et m’étreignit avec tendresse. Ses mains douces et chaudes se glissèrent sous ma chemise de nuit et ses lèvres prirent les miennes sans que je puisse trouver en moi la force de la repousser. J’étais émue plus que je ne l’avais cru possible. Ses mains, sa bouche me donnèrent un plaisir insoupçonné, de sorte que, m’enhardissant, je lui rendis bientôt ses caresses avec la même sensualité. Peu à peu, à la sentir frémir sous mes doigts, je pris conscience du pouvoir que je détenais sur elle. Si j’étais innocente aux jeux de l’amour, j’avais reçu une éducation qui m’avait préparée à l’écoute. Je m’en servis pour l’aimer. Lorsque Aliénor me quitta, bouleversée et heureuse, j’eus la certitude que désormais j’étais maîtresse du jeu.
Restait Jaufré. C’était bien plus difficile. Il me surprit dans les jardins alors qu’Aliénor et Pernelle étaient auprès de leur père. Ce dernier, qui les confiait à la garde de Geoffroi du Lauroux, l’archevêque de Bordeaux chargé d’administrer ses domaines pendant son absence, leur faisait ses dernières recommandations. Les dames de compagnie d’Aliénor souffraient quelques aubades sous la tonnelle, et, lasse de leurs mièvreries, je m’étais éloignée seule vers le verger.
Je ne l’entendis pas venir. Son pas dans l’herbe fine était si léger qu’on eût dit quelque insecte qui s’y serait posé.
– Ces poires ont l’air succulentes, commenta sa voix dans mon dos.
Je faillis m’étrangler de surprise comme je venais de mordre dans une de celles qu’une branche avait mises à portée de main.
– Messire de Blaye, vous auriez pu m’étouffer ! m’indignai-je, après avoir recraché le morceau qui m’avait arraché un toussotement.
– Mille pardons ! Pour rien au monde je ne voudrais pareille chose, croyez-le.
Il me tendit son mouchoir de dentelle, et j’essuyai le bord de mes lèvres où le fruit juteux avait tracé de fins sillons sucrés.
– N’en parlons plus. Mais vous m’avez fait peur. Ce ne sont pas des façons d’arriver ainsi derrière une damoiselle sans s’annoncer.
– Si je l’avais fait, vous vous seriez enfuie. Car vous me fuyez, Loanna de Grimwald. Là encore, en détournant votre regard du mien. Suis-je donc si laid ?
Sa question me bouleversa. Je relevai les yeux. Il avait l’air blessé.
– Vous n’êtes pas laid.
– Allons donc !
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