Le lit d'Aliénor
voulez-vous ?
Puis, se tournant vers moi, tremblante sous ma carapace :
– J’attends votre réponse. Dois-je envoyer quérir ?
– N’en faites rien, duchesse. Je suis certaine que notre invité est un homme courtois, à l’image de ses chansons, m’entendis-je répondre.
– Soyez-en assurée, damoiselle ?
– Loanna de Grimwald.
Il s’inclina de nouveau. Aliénor affichait un rictus d’amusement cruel. L’intérêt que je portais à cet homme, bien que je me défendisse d’en laisser rien paraître, l’excitait sans aucun doute. Elle ajouta :
– Eh bien, allez, avant que je change d’avis !
Je me glissai sans mot dire le long de la coursive, Jaufré sur mes talons, ressentant avec une jouissance impertinente la brûlure de son regard sur le velours bleu nuit de ma robe ; je me hasardai un instant à déchiffrer ses pensées et ce que j’y lus me fit rougir jusqu’aux oreilles. Fort heureusement, il ne pouvait rien deviner de mes pouvoirs ! Et c’est ainsi que, troublée au plus profond de ma chair, j’arrivai devant la porte massive de sa chambre, dans la tour hexagonale. Je me retournai lentement et lui livrai la douceur de mon visage. Il s’agenouilla et me saisit les mains avec ferveur.
– Ce regard fait de moi votre esclave, gente dame. Je vous dois tout par la confiance que vous m’avez offerte si spontanément et, pourtant, je suis à l’instant plus vulnérable que jamais. Exigez seulement ma vie et vous l’obtiendrez.
– Je ne souhaite rien de plus que votre amitié. Relevez-vous. Vos chansons me plaisent, alors chantez. Chantez autant que vous le voudrez.
– À l’instant, si vous le voulez.
– Plus tard.
– Quand ?
– Ce soir, demain, nous avons tout le temps.
Son impatience m’amusait, m’agaçait.
– Je serai tout entier à vos moindres désirs.
Le contact de sa peau, son regard suppliant de chiot devant son maître ! Décidément, je n’étais plus moi-même ! Je murmurai, tremblante :
– Relevez-vous, je vous en conjure.
De mauvaise grâce il s’exécuta, conservant toutefois au creux de ses mains mes paumes moites. Il les porta délicatement à ses lèvres, mais non comme il l’avait fait avec Aliénor. Son baiser, d’une douceur pleine de promesses, me liquéfia tout entière. Moi qui, de mon existence, n’avais eu d’autres caresses que celles de mère, apaisantes et rassurantes, je me retrouvais plongée dans un océan de sentiments et de sensations qui éveillaient chaque grain de ma peau. Tout mon savoir semblait réduit à néant et je mesurais avec effroi l’abîme de mes lacunes amoureuses. Que se passait-il donc dans ma chair pour me faire éprouver pareils désirs à quelques minutes d’intervalle ?
Toute à mes pensées, je repoussai gentiment mon prétendant en bredouillant un trop rapide :
– Je dois vous laisser à présent, la duchesse m’attend.
Il s’inclina devant ma décision, et je sentis son regard peser sur mes reins jusqu’à ce que le coin du mur m’y dérobe. Lors, laissant libre cours à ces violences que je ne maîtrisais pas, des larmes me secouèrent sans que je puisse comprendre ce qui les avait provoquées et ce qu’elles épanchaient. J’entendis, dans le silence que je me forçais à respecter, la porte se refermer et, après quelques secondes, un chant plus beau encore me parvenir, accentuant mon désespoir. Jau-fré de Blaye, je le savais, chantait pour moi.
Cette nuit-là, je ne pus dormir. Quelqu’un vint gratter à ma porte longuement, sans que je sache lequel, d’Aliénor ou de Jaufré, j’aurais eu le plus envie d’accueillir, sans que je sache lequel m’espérait derrière. J’étais perdue. Je n’avais droit qu’à un seul amour : l’Angleterre. Mais le désir était-il l’amour ? Je ne savais plus. Ce regard qui me poursuivait depuis l’enfance me hantait. Si Jaufré faisait partie de mon destin, était-il là pour me soutenir ou pour me détruire ? Quelle était la signification de cette vision d’autrefois ? Etait-elle un avertissement ou une promesse ? Qu’allais-je devenir si je ne parvenais pas à maîtriser ces sensations qui me brûlaient l’âme et le corps ? J’étais si démunie. Si seule ! Le petit matin me trouva épuisée d’avoir tourné et retourné dans mon lit.
La semaine qui suivit fut pesante. Non seulement Guillaume ne cédait pas aux suppliques de sa fille, mais il se préparait activement en dévotions et prières à
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