Le lit d'Aliénor
délices qu’avec parcimonie. Prétextant quelque indisposition, je retournai vers mes appartements, enjambant les chiens qui se disputaient ossements et bons morceaux, et quelques festoyards endormis dans l’angle d’un mur ou sur des marches d’escalier.
Je longeais la coursive lorsqu’un accent de cithare me fit tressaillir. Je m’arrêtai, mais la musique s’était figée avec mon pas. Je devais rêver sans doute. Je repris mon chemin. Quelques notes accrochèrent de nouveau mes talons. Elles semblaient m’appeler, me guider. En face de moi, une chandelle brûlait, posée sur un des fenestrons de l’Arbalesteyre, non loin de ma chambre. Je me dirigeai vers elle, gravis l’escalier et me trouvai devant une porte entrebâillée. La musique m’attendait entre les doigts de Jaufré. La pièce n’était en réalité qu’un petit réduit parsemé d’étagères sur lesquelles étaient entreposés bougies de cire, brocs et bassines pour la toilette et mille autres ustensiles.
Je frémis de bonheur devant cet endroit insolite et son visage souriant, baigné du plaisir de ma visite.
– Le temps me comptait sans vous, murmura-t-il en posant son instrument pour m’attirer sur ses genoux comme une simple servante.
Je me laissai faire, prisonnière de l’envie de ses lèvres sur les miennes. Je ne l’avais pas revu depuis notre étreinte près du colombier. Il avait eu fort à faire en son comté à cause d’un seigneur voisin qui visait à s’approprier une partie de ses terres. Trois mois, trois mois sans le respirer, et enfin !
Nous nous embrassâmes éperdument. Tout en caressant ma nuque avec douceur, il m’annonça :
– Les jeunes époux vont séjourner une nuit à Blaye avant de gagner Poitiers. La duchesse m’a confirmé qu’elle acceptait mon invitation tantôt. Votre chambre est prête, j’aurai grand bonheur à vous la réserver quelques jours de plus.
– Je dois accompagner Aliénor à Paris.
– Certes, mais votre présence est-elle indispensable avant qu’elle y parvienne ? Prise dans le tourbillon des festivités et l’attachement de son époux, la duchesse n’aura que peu de liberté pour vous. Je vous en prie, Loanna, soyez mon invitée, le temps seulement de découvrir ma terre et ses gens, le temps d’apprendre mon désir de votre peau.
Je frissonnai sous ses caresses, tout en songeant combien il avait raison. Son absence l’avait rendu plus indispensable que jamais au moindre de mes souffles. L’heure était venue pour moi de devenir femme.
– Je resterai, murmurai-je sur ses lèvres.
Fou de joie, il m’enlaça à m’étouffer.
– Non, non et non ! Je refuse, entends-tu ?
Pour l’entendre, je l’entendais. À en avoir les tympans transpercés ! Aliénor hurlait dans mes oreilles depuis une dizaine de minutes sans me laisser la moindre possibilité de répondre.
C’était la première fois depuis mon arrivée à Bordeaux que j’étais la cause d’une de ses colères. Pis, de sa jalousie possessive. Partant de cet odieux principe que je lui appartenais comme toute chose dont elle avait envie et jouissait, il était hors de question que je puisse m’abandonner hors de sa présence. Qui plus est dans les bras d’un de ses vassaux.
Ce qu’elle redoutait le plus, en fait, était simplement que je lui échappe ! Je m’amusais donc de cette démesure, ce qui ne faisait qu’accentuer une rage qui lui mettait un fard aux joues et un regard d’incendie de forêt. Pour rien au monde, je n’aurais renoncé à la proposition de Jaufré. D’autant plus que ma certitude augmentait à mesure que sa colère empirait. Je n’aurais que plus d’influence à mon retour.
Elle gesticulait tel un animal en cage. Je m’étais alanguie sur le canapé bas de son boudoir et me tenais drapée dans un silence qui ne plaidait en rien ma cause.
Il fallait toutefois en finir. Cela ne tarda plus. Comme à son habitude, elle se mit en devoir de larmoyer sur l’injustice de son sort :
– Tu ne m’aimes pas !
Je soupirai avec tendresse.
– Allez-vous vous taire, duchesse ?
Elle éclata en sanglots démesurés. Si sa stratégie avait de fortes chances d’influencer son benêt de mari, il y avait pour ma part bien trop longtemps que j’en connaissais toutes les astuces.
– Tu avais promis de m’accompagner !
– De te suivre, plutôt. C’est ce que je vais faire. Allons, Aliénor, cesse de te comporter comme une enfant gâtée. Quelques
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