Le lit d'Aliénor
cœur qui, assise auprès d’Aliénor, regardait le bas de sa jupe, un fard haut placé sur les pommettes saillantes.
– Approchez.
Le jeune homme s’avança devant Aliénor. Je le devinai tremblant sous son apparente tranquillité.
– Tendez votre main gauche, mon ami, susurra la reine.
Elle déposa dans la paume ouverte celle frémissante de Mélissinde :
– Voici celle que vous avez choisie.
Bertrand de Born se prosterna devant sa belle. Puis récita d’une voix vibrante :
– Je jure par Dieu de vous être fidèle, ma dame, jusqu’à ma mort ou jusqu’à ce triste moment où vous me retirerez votre serment. Que jamais aucune autre ne sera ma muse et que désormais seuls vos moindres désirs seront ma quête et mon bonheur.
Mélissinde de Bourgogne, tremblante telle une feuille d’automne, murmura à son tour :
– Et moi je fais serment, messire, de vous aimer pour votre mérite jusqu’à ce que la mort nous sépare.
Les dames alentour, émues, essuyèrent d’un revers de mouchoir une larme au coin de leurs paupières. Aliénor posa avec tendresse sa main sur celle des amants, puis s’adressa à Jaufré, amoureusement assis à mes pieds sur un coussin de velours :
– A présent, faites-nous le plaisir d’une chanson, messire.
Jaufré pinça quelques cordes de sa mandore, se racla la gorge et annonça :
– Oyez, oyez, gentes damoiselles et beaux damoiseaux, cette chanson qui célèbre celle dont mon cœur est épris…
Il allait entamer sa complainte lorsque la voix d’Aliénor l’interrompit.
– Un instant.
Un page venait d’entrer et murmurait quelques phrases à l’oreille de la reine. Il tenait un bref de parchemin dans sa main gauche. Aliénor acquiesça du menton et l’homme présenta le courrier à Jaufré, tandis qu’Aliénor commentait déjà :
– De sombres nouvelles de Blaye viennent d’arriver, mon ami. Il semble que vos terres soient menacées.
Jaufré blêmit. Il posa sa mandore à terre et décacheta le parchemin : le seigneur du Vitrezais voulait s’approprier la Comtau et assiégeait la ville haute. Le message était de son administrateur, qui comptait sur son prompt retour pour des négociations.
Jaufré laissa s’enrouler le papier sur son poing, puis, triste et rageur à la fois, déclara d’une voix éteinte :
– Je dois partir sur l’heure, Votre Majesté.
– Faites, mon ami. Et revenez sitôt que vous le pourrez.
Je n’osai parler, un étau m’enserrait la poitrine. Que pouvais-je face à son devoir quand je savais le poids du mien ?
Quelques heures plus tard, j’accompagnai Jaufré aux berges du Grand Châtelet. Nous n’avions pas échangé un mot. Il m’avait prise dans un angle de mur au sortir de la salle de musique, tel un animal qui dévore sa proie, puis, par honte et crainte sans doute de sa faiblesse, m’avait laissée me rajuster seule. J’avais le cœur et le ventre écartelés entre mes larmes et le plaisir.
Il m’embrassa goulûment, l’esprit déjà là-bas, puis tourna la bride de son cheval et partit au galop. Les mains en porte-voix, gonflant le souffle du vent dans ma poitrine d’orage, je hurlai : « Je t’aime ! » sur ses traces.
Un mois plus tard, le 20 juin 1138, Mélissinde de Bourgogne libérait Bertrand de Born de son serment, lors d’une battue au sanglier. Apeuré par la bête énorme que les chiens avaient talonnée, son cheval se cabra, la précipitant à terre. Le temps d’intervenir et de piquer à l’arbalète les flancs lourds de l’animal, Mélissinde gisait sans vie, le visage déchiqueté par la bête. J’en frémis de la tête aux pieds, un goût de sang dans la bouche, comme un mauvais présage pour demain.
11
– M’aimez-vous, Louis ?
– Comme un sot, comme un fou.
Aliénor poussa un soupir de satisfaction et, roulant ses mains sous sa nuque, laissa courir ses yeux sur le plafond orné de fleurs de lys bleues rehaussées de feuilles d’or. Louis passa tendrement une main blanche sur les seins fermes, admirant le visage de son épouse dans la lueur blafarde du jour qui pointait au travers du papier huilé de la fenêtre de la chambre.
Il était heureux. Depuis quelques mois, Aliénor avait changé à son égard, elle était douce, enjouée, radieuse, paraissait mieux comprendre ses besoins et peu à peu l’avait ramené vers sa couche, où il découvrait l’amour, non comme aux premiers émois de leur mariage mais comme une communion
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