Le lit d'Aliénor
faite, et ne cilla même pas devant les moignons déchiquetés sur lesquels pendaient des chairs purulentes. Guillaume de Lezai mourrait certainement de ce mal qui faisait pourrir les membres sectionnés, mais elle s’en moquait. Aliénor était devenue cruelle. Comme si la perte de cet enfant avait réveillé en elle des instincts primaires de prédateur. Puisqu’on lui refusait le droit d’enfanter, elle allait montrer qui était la reine de France !
Je n’eus donc aucune difficulté à ranimer en elle la haine qu’elle portait à Alphonse Jourdain, comte de Toulouse, tout comme son père avant elle. Elle entendait revendiquer ses droits sur le comté par l’héritage de sa grand-mère, Philippa, que Guillaume le troubadour avait cloîtrée à Fontevrault, pour consommer une passion adultère. Il ne me déplaisait pas, depuis que j’avais appris qu’il était mon père, de venger aussi l’affront qu’avait subi ma mère. Guillaume avait chassé Philippa de même que Guenièvre de Grimwald, son amante de l’ombre. Il était normal qu’Aliénor, et moi à travers elle, récupère cet héritage.
Cette nouvelle lubie ne fut pas du goût de Louis. Attaquer le comte de Toulouse, vassal puissant, n’était pas une mince affaire, d’autant qu’il n’avait pas grand-chose à lui reprocher hormis sa richesse. De plus, Alphonse Jourdain passait pour un être cruel, sûr de lui et prompt à rassembler ses troupes, qu’il avait en nombre. Louis demanda l’avis de Raoul de Crécy qu’il avait rappelé à ses côtés, déçu par l’attitude négative et passive de Thibaut de Champagne. Raoul affirma que le jeu n’en valait pas la chandelle, et Aliénor dut le prendre en aparté afin de lui rappeler certaine affaire pour qu’il consente, en faisant la grimace, à modérer ses certitudes par un « toutefois, avec une bonne armée… ». Aliénor insista. Louis céda avec l’automne 1139 et notre retour à Paris. Il prendrait Toulouse. Réunir une armée qui puisse tenir tête à celle des Toulousains n’était pas chose facile. Louis fit traîner autant qu’il put le recrutement des hommes et les alliances avec les grands de son royaume. Il fallut dix-huit mois, pendant lesquels on voyagea de baronnies en comtés, entraînant dans notre sillage une cour de plus en plus nombreuse. Un temps qui s’écoula telle une coulée de lave. Elle bouillonnait dans le sang d’Aliénor, étourdissait Louis, réduisait Béatrice à son état de dame de compagnie et diluait mon influence dans chaque recoin jusqu’au plus secret des âmes.
12
La douleur m’arracha un cri tandis qu’une peur incontrôlable me déchirait le ventre. Au-dehors la nuit était sereine, une nuit de pleine lune troublée par le hululement d’une chouette sur un arbre proche.
Le froid était là, à l’intérieur de moi, qui me fit remonter à pleines mains sur mes épaules la couverture de laine. J’étais dans mon lit. Seule. Je dormais paisiblement et puis il y avait eu cette image. Mère. Une large blessure sur sa tempe. Ses yeux sans vie et sa voix dans ma tête, sa voix comme un murmure :
« J’ai fini mon temps, Canillette. Souviens-toi de rester toujours telle que je t’aime ».
De grosses larmes roulèrent sur mes joues. J’eus beau me répéter que ce n’était qu’un cauchemar, quelque chose en moi savait qu’il n’en était rien. Comme si, brusquement, il me manquait une part de moi-même.
– Oh, mère, j’ai peur ! Je vous en prie, mère, répondez-moi ! Rejoignez-moi ! Ne me laissez pas ! Mère ! Mère !
Mais à mon cri ne répondit qu’un long, un douloureux silence.
Aliénor me serra contre elle avec tendresse. Mais je ne pleurais pas. Je n’y arrivais plus. Je m’étais vidée comme une outre pleine, d’un seul coup. La souffrance était ailleurs, plus violente, plus sourde aussi. Elle était advenue comme une sorte de rage en même temps que le messager.
L’accident s’était produit au matin même de ma vision. Le cheval s’était cabré, apeuré par le vide sur le côté du sentier à flanc de falaise. Au pied, les vagues de l’océan jouaient entre de solides rochers. Ils avaient accueilli la chute de Guenièvre. C’était le 11 avril 1141.
Je partis pour la Normandie, laissant Aliénor à Poitiers où, depuis quelques semaines, elle attendait le retour triomphant de Louis contre le comte de Toulouse.
À mon arrivée, je fus accueillie par le visage blême de Mathilde.
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