Le livre du cercle

pour une inspection.
S’il apprenait que je vous ai donné mes rations, je...
    — Ne
t’en fais pas, le coupa Garin. Je ne dirai rien. Je vais boire en vitesse.
    Thomas
se leva en continuant à secouer la tête négativement.
    — Pas
aujourd’hui, maître.
    Puis
il quitta la petite pièce à la hâte et referma la porte.
    Garin
posa la tête en arrière, contre le mur, tandis que le garde remettait la
poutrelle en place. Envahi par la lassitude, il poussa un juron. Sans vin, le
temps passait encore plus lentement. Il se demanda s’il pourrait en obtenir un
peu après l’inspection, mais tout dépendait de qui montait la garde. Certains,
comme Thomas, éprouvaient de la compassion pour la situation dans laquelle il
.se trouvait, ils l’appelaient même maître, mais Garin détestait cet excès de
civilité. D’une certaine manière, c’était plus dégradant encore que les
insultes du type salopard ou merdeux, comme l’appelaient ceux qui jouissaient
autant que possible de l’opportunité offerte d’humilier un supérieur déchu,
eux-mêmes étant des sergents de basse naissance qui ne s’élèveraient jamais au
rang de chevalier.
    Garin
avait rapidement appris à ravaler sa dignité et sa fierté, pour se protéger non
seulement de ceux qui voulaient l’en dépouiller, mais aussi de lui-même. Si les
gardes ouvraient la porte pendant qu’il faisait ses besoins, il ne bronchait
pas; au contraire, il se forçait à continuer. Quand ils renversaient sa nourriture
en lui disant de la manger comme un chien, il disait merci et avalait tout. Il
s’était tellement répété qu’il pouvait tout supporter qu’il avait presque fini
par y croire. Mais quand il s’endormait, qu’il rêvait de ce qui se trouvait
au-delà des murs et se réveillait plein de réminiscences des couleurs et des
endroits qu’il croyait avoir oubliés, il chancelait au bord de l’abîme et
tombait dans son néant.
    Garin
leva la tête en entendant des voix assourdies de l’autre côté de la porte. Il
posa le menton sur sa poitrine et ferma les yeux. Le sénéchal aimait faire la
morale, mieux valait faire semblant de dormir pendant ses visites. La porte
s’ouvrit.
    — Frappez
quand vous aurez fini, maître.
    Garin
reconnut la voix de Thomas. Le garde semblait secoué.
    La
porte se referma et le cœur de Garin chavira : le sénéchal ne se laisserait pas
abuser aujourd’hui. Il pouvait sentir sa présence dans la geôle, il entendait
sa respiration, un souffle presque imperceptible, et il sentait aussi un parfum
léger et agréable, peut-être le vin ou les fruits qu’il avait mangés plus tôt.
Il s’attendait à ce que le sénéchal le réveille d’un coup de pied mais l’homme
n’avait pas l’air de vouloir bouger. Garin entrouvrit les yeux et fut surpris
en voyant l’ourlet d’une robe noire devant lui. Il pensa un moment qu’il devait
s’agir d’un prêtre, puis il s’aperçut que le vêtement n’était pas fait de
simple laine, mais de velours noir garni d’une délicate fourrure de lapin. Sans
même faire semblant de se réveiller, Garin leva les yeux. Quand son regard
croisa celui, tranquille, du prince Édouard, son cœur bondit dans sa poitrine.
    — Dieu
! lâcha-t-il involontairement.
    — Pas
exactement, dit Édouard en s’accroupissant devant le chevalier enchaîné et
pouilleux.
    Le
visage couvert des plaies et des lésions héritées de la léonardie, Garin
ouvrait de grands yeux terrifiés.
    — Bien
que je sois connu pour avoir envoyé en enfer des hommes qui me déplaisaient,
comme tu t’en souviens peut-être, ajouta-t-il.
    — Comment
êtes-vous...
    La
voix de Garin se brisa et il ne put achever sa question, mais Édouard la
comprit tout de même.
    — Mes
agents n’ont pas eu beaucoup de difficulté à découvrir où tu te trouvais. Tu
sais à quel point les domestiques aiment bavarder. J’ai simplement attendu une
occasion de te rendre visite.
    — Qu’est-ce
que vous voulez ? demanda Garin d’une voix faible.
    Il
regardait la porte derrière Édouard en se demandant si crier ferait venir
Thomas. Le prince suivit son regard.
    — Nous
ne serons pas interrompus. Le sénéchal est très heureux de me voir descendre
parmi ses brebis égarées.
    Il
éclata d’un rire bref, nerveux.
    — Peut-être
espère-t-il que je leur offre quelques mots de réconfort, ou que j’évoque les
bienfaits d’une repentance sincère, ce genre de choses. Mais venons-en à ce que
je veux. Au départ, je