Le livre du magicien
magistrat se leva, posa avec délicatesse la main sur l’épaule du Français et serra fort.
— Amaury ! Amaury ! Nous devons assurer votre sécurité. Nous devons démontrer au Saint-Père, en Avignon, qu’il existe de cordiales relations entre nos deux cours. Amaury, vous n’allez point refuser l’invitation de mon royal maître, n’est-ce pas ? Je pense qu’il verrait là une grave insulte.
Corbett laissa retomber sa main. Le visage de Craon, écume aux lèvres, reflétait une rage contrôlée.
— Il faut que vous soyez à l’abri de tout danger, Amaury. Je connaîtrais mille morts s’il vous arrivait quoi que ce soit.
Craon recula.
— Je... je dois examiner votre proposition.
Ranulf riait sous cape. C’en était trop. Craon, près de la porte, se retourna.
— Un jour, Corbett...
— Oui, Craon, un jour, mais pour l’heure, restez à ma disposition. J’aurai peut-être d’autres questions à vous poser.
Craon tira les verrous et passa le seuil. Ranulf éclata de rire et ferma l’huis d’un coup de pied.
— Pouvez-vous agir ainsi ?
Sir Edmund s’avança, l’oeil aux aguets.
— Je ne veux pas qu’il s’en aille, expliqua le magistrat, et je veux qu’il reste en Angleterre aussi longtemps que faire se peut. Il goûtera aux charmes de la Tour. Il clame qu’il est un émissaire ; alors il devrait au moins présenter ses lettres à notre roi. Il neigera peut-être à nouveau et, avec un peu de chance, le roi Philippe devra se priver des services de son Garde des secrets jusqu’au printemps.
— Allez-vous l’accuser de meurtres ? s’enquit Ranulf.
— C’est un assassin, rétorqua son maître. Une noire araignée malveillante qui tisse sa toile dans les coins sombres. Il a engagé ces pirates. Il a voulu nous emplir la panse de mets fins et de vin, et je crois savoir pourquoi. Sir Edmund, quoi qu’il arrive, que le pont-levis soit levé. Moi excepté, personne ne doit quitter ce château. Et à présent, je crois que d’autres tâches nous attendent.
Il se leva, souffla les chandelles et boucla son baudrier.
— Ranulf, va quérir Bolingbroke. Sir Edmund, où se tiendra le procès ?
— Dans la chambre du conseil, au donjon.
— Dis à Bolingbroke de nous y retrouver, ordonna le magistrat. Il connaît plusieurs langues. Que ces mécréants sachent au moins pourquoi ils vont mourir.
CHAPITRE XIII
« Toute personne éduquée peut écouter avec profit John, ce jeune homme.
Personne n’est assez savant pour pouvoir se passer de lui
dans bien des domaines. »
Roger B ACON , Opus majus.
Les cadavres ensanglantés étaient couchés sur les pavés, côte à côte, comme des quartiers de viande sanguinolente sur l’étal d’un boucher. Par ce matin sombre et glacial où il menaçait de neiger à nouveau, Corbett suivait le gouverneur qui inspectait chaque dépouille. Même morts, les pirates avaient encore l’air sinistres et féroces. Corbett avait entendu narrer leurs exploits en Manche et en mer d’Irlande. La flotte flamande était composée de toute la lie – coupe-gorges et meurtriers – des ports de Flandre, du Hainaut, de France, voire même de Gênes, de Venise et du lointain Levant. Un ensemble de tuniques voyantes et d’armures dérobées habillaient ces pendards. Ils avaient des cheveux longs, d’épaisses moustaches et barbes leur dissimulaient presque le visage. Çà et là gisait un rare jouvenceau bien rasé. On les avait déjà dépouillés de leurs bijoux qui formaient une pile posée sur la table apportée de la tour. Les scribes de Sir Edmund s’affairaient à en établir le compte. L’air empestait le sang et l’acier, et la vue des corps avait tempéré le courroux et le ressentiment des habitants du château.
— Une bonne centaine, chuchota Ranulf.
La mort avait été infligée de moult façons. Les traits empennés et barbelés des archers se trouvaient encore fichés dans bon nombre de corps ; la tête, la figure ou la poitrine de certains portait d’horribles blessures. Quelques-uns avaient été atteints d’un coup de javelot dans le dos ; un homme avait été décapité et on lui avait mis la tête sous le bras, en guise de plaisanterie macabre.
— Possédaient-ils des chevaux ? questionna le magistrat.
— Non, répondit Sir Edmund, seulement les quelques rosses qu’ils avaient réussi à voler dans une ferme.
Une fois l’inspection terminée, le gouverneur monta sur un tonneau et prononça un
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