Le livre du magicien
savoir Ranulf.
Corbett attira vers lui le tranchoir, en coupa un morceau qu’il trempa dans le pot de beurre et se mit à manger.
— Il s’agit encore d’une affaire de logique, Ranulf. As-tu jamais, couché dans l’herbe tout seul, précisa-t-il en souriant, contemplé le ciel et regardé planer un oiseau ? T’es-tu demandé à quoi ça ressemblait que de voler, d’être un oiseau ? Ou encore, penché sur le bastingage d’un navire, t’es-tu interrogé sur ce qui se passait sous les vagues ?
— Bien sûr, acquiesça Ranulf. On laisse son esprit vagabonder.
— Des hommes comme Roger Bacon vont plus avant. Est-ce possible ? Peut-on le réaliser ? Ils méditent, ils sont intrigués et c’est ainsi que les expériences commencent.
— Croyez-vous en ce savoir occulte ?
— Non, pas du tout, répondit le magistrat en faisant tourner la bière dans son gobelet. Je crois en la logique et la déduction. Si quelque chose est possible, cela est-il probable ? Quel est le lien entre une idée et un fait ? Si on construit un engin comme une catapulte, par exemple, pour lancer des rocs contre les murailles d’un château, peut-on en fabriquer un autre qui les lancera plus loin et plus fort ? Descends dans la cour, Ranulf, et regarde les archers gallois. Ils n’usent point d’une arbalète, mais d’un arc en buis qui peut envoyer un trait de trois pieds de long. Au pays de Galles, j’ai vu un maître archer tirer six de ces flèches en un clin d’oeil alors qu’un habile arbalétrier en était encore à tendre la corde de son arme.
— Quand les Français arriveront...
Ranulf jugea prudent de changer de sujet : l’expérience lui avait appris que lorsque Corbett évoquait son passé militaire au pays de Galles, son humeur changeait. Les étroites vallées tortueuses et les atrocités perpétrées par les deux camps provoquaient encore des cauchemars chez Sir Hugh.
— Lorsque les Français arriveront, répéta-t-il, Craon accusera-t-il Bolingbroke de vol et d’assassinat ?
Corbett eut un petit rire ironique.
— Forte présomption, mais peu de preuves ! Oh, il saura et il saura que je sais – ce qui fera de nous deux des hommes fort bien informés –, or il est trop subtil pour incriminer qui que ce soit. Il risquera peut-être des allusions, mais sans dénonciation claire. Il évoquera peut-être un étudiant anglais, un nommé Ufford, qui s’est introduit par effraction dans le logis et qui a été tué, cependant il n’ira pas plus loin. Les morts n’intéressent point Craon. Comme un goupil qui a tué une poulette, cela n’a fait qu’aiguiser son appétit pour...
Un cri, dehors, fit sursauter Corbett.
— Malheur à celui qui a fait ça ! Suppôt de Satan, démon de l’enfer, le sang innocent réclame vengeance et justice ! Soyez maudit dans vos pensées, vos boissons...
La fin de la proclamation se perdit dans un hurlement à glacer l’âme, suivi de clameurs et de beuglements. Corbett et son écuyer coururent vers la porte. Un vent mordant faisait tourbillonner la neige, mais les habitants du château, hommes, femmes et enfants, ignorant les rafales hivernales, se précipitaient vers un grand homme chauve, vêtu de noir et arborant une barbe et une moustache luxuriantes, qui se tenait près d’une petite charrette à bras. Corbett dévala l’escalier et se fraya un chemin dans la foule. Sur la brouette gisait le corps d’une jouvencelle. On avait repoussé le drap qui l’avait recouverte, révélant un visage exsangue, des yeux vitreux et un carreau d’arbalète en haut de sa poitrine qui avait déchiré la chair et les os. Une traînée de sang avait coulé de la bouche ouverte. Près de la charrette, une femme se tenait agenouillée. Elle rejeta la tête en arrière et, arrachant ses cheveux gris, elle hurla vers le ciel sombre et bas. À ses côtés un homme, en justaucorps de cuir, tentait de la consoler. D’autres s’attroupaient et criaient des mots de réconfort et de condoléances. Une autre jeune femme, éperdue de chagrin et de peur, s’accroupit et se cramponna à la charrette jusqu’à ce qu’on lui fasse lâcher prise et qu’on l’emmène. La foule, vociférant, se faisait menaçante et Corbett se rendit compte que les accusations visaient surtout une bande de hors-la-loi et son chef, Horehound.
Sir Edmund, accompagné de son épouse et de sa fille, était arrivé. Constance, son beau visage caché sous le capuchon de sa pèlerine,
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