Le loup des plaines
et Jelme, qui avaient stoppé leur course et s’étaient
retournés, tirèrent. Khasar eut le temps de décocher une dernière flèche qui
transperça la gorge pâle de l’ennemi le plus proche. L’homme empoigna le trait
et réussit presque à l’arracher de sa chair avant de s’effondrer. Khasar eut un
frisson en le regardant mourir. Les Tatars portaient des deels très
semblables au sien, mais les hommes du Nord avaient la peau blanche et
semblaient insensibles à la douleur. Ils mouraient cependant aussi facilement
que les chèvres et les moutons.
Temüdjin et Jelme récupérèrent leurs flèches en les
extrayant des cadavres de la pointe de leur couteau. Le visage éclaboussé de
sang, Temüdjin tendit à Khasar une demi-douzaine de projectiles ruisselants. Sans
dire un mot, il pressa l’épaule de son frère puis repartit vers le camp tatar
en courant, la tête baissée, l’arc au ras du sol. Khasar rangea soigneusement
les flèches dans son carquois, enveloppa la corde de son arc d’un linge huilé
pour la tenir au sec et reprit sa position sous la neige.
— Pas d’embuscade, Arslan ! cria Temüdjin de l’entrée
du camp tatar.
Le forgeron haussa les épaules. Cela ne signifiait pas qu’il
n’y en aurait pas une un jour. Il serait trop facile de leur tendre un piège si
Temüdjin se jetait sur toutes les occasions de pillage qu’on lui offrait.
Le jeune khan passa devant les yourtes des Tatars abattus. Les
femmes avaient commencé à pleurer et leurs lamentations le faisaient sourire. Elles
étaient signe de victoire et Arslan n’avait jamais vu homme plus dépourvu de
remords que le fils de Yesugei.
Arslan leva la tête vers les flocons qui tombaient doucement
sur ses cheveux et ses cils. Il avait vécu quarante hivers, avait engendré
trois fils dont un seul vivait encore. S’il ne lui en était resté aucun, il
aurait passé les dernières années de sa vie loin des tribus, peut-être dans les
montagnes, où seuls les plus résistants survivaient. Avec Jelme, il devait
penser en père. Il savait qu’un jeune homme avait besoin de la compagnie de
gens de son âge, de la possibilité d’avoir une femme et des enfants.
Le forgeron sentit la morsure du froid à travers le deel matelassé qu’il avait pris à un Tatar mort. Il ne s’attendait pas à se
retrouver tenant un tigre par la queue. Il s’inquiétait de voir Jelme vénérer Temüdjin
comme un héros alors que celui-ci avait à peine dix-huit ans. De son temps, un
khan était un homme assagi par les années et les batailles. Il ne pouvait
cependant reprocher leur courage aux fils de Yesugei, et Temüdjin n’avait pas
perdu un seul homme au cours de ses razzias. Avec un soupir, Arslan se demanda
si cette chance pouvait durer.
— Tu mourras de froid si tu restes planté là sans
bouger, fit une voix derrière lui.
Arslan découvrit en se retournant le visage de Kachium. Le
frère de Temüdjin était à coup sûr capable de se déplacer sans bruit. Il l’avait
vu à l’œuvre avec un arc et ne doutait plus que le jeune homme aurait pu les
abattre de sa cachette quand ils avaient rejoint la ravine. Tous les membres de
cette famille avaient quelque chose de particulier et le forgeron se dit qu’ils
étaient promis à la gloire ou à une mort prématurée. Dans un cas comme dans l’autre,
semblait-il, Jelme serait avec eux.
— Je ne sens pas le froid, mentit Arslan en se forçant
à sourire.
Kachium ne s’était pas lié d’amitié avec lui comme l’avait
fait Khasar, mais sa réserve naturelle fondait lentement. Arslan avait remarqué
la même froideur chez bon nombre de ceux qui rejoignaient le camp de Temüdjin. Ils
venaient parce que le jeune khan les acceptait, mais des hommes ayant vécu
aussi longtemps sans tribu perdaient difficilement leurs habitudes. Les hivers
étaient trop cruels pour qu’on accorde facilement sa confiance.
Le forgeron avait remarqué que Temüdjin choisissait avec
soin les hommes qui l’accompagnaient dans ses razzias. Ceux qui avaient besoin
d’être constamment rassurés, il laissait Khasar s’en occuper avec ses manières
rudes et son humour. D’autres ne cessaient de douter qu’après avoir vu Temüdjin
risquer sa vie à leurs côtés. La peur lui était étrangère et il marchait vers
les sabres brandis avec la certitude qu’il ne se retrouverait pas seul. Jusqu’ici,
ils l’avaient suivi. Arslan espérait, pour le bien de tous, que cela
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