Le loup des plaines
Arslan.
Temüdjin posa ses yeux jaunes sur le forgeron et la tente
parut soudain trop petite pour lui.
— Nous abreuvons le sol de notre sang avec nos
querelles incessantes. Nous l’avons toujours fait mais cela ne signifie pas que
nous devons continuer à le faire. J’ai montré qu’une tribu peut naître du
rassemblement des Oïrats, des Loups, des Naïmans. Nous sommes un seul peuple, Arslan.
Quand nous serons assez forts, je les ferai venir à moi, ou je les briserai les
uns après les autres. Oui, nous sommes un seul peuple. Nous sommes des Mongols.
Nous sommes le peuple d’argent et un seul khan peut nous mener tous.
— Tu es ivre ou tu rêves, rétorqua Arslan, ignorant l’embarras
de son fils. Qu’est-ce qui te fait croire qu’ils t’accepteront ?
— Je suis la terre, déclara Temüdjin. Et la terre ne
fait aucune différence entre les familles de notre peuple.
Il fit aller son regard de l’un à l’autre.
— Je ne vous demande pas votre loyauté. Vous me l’avez
donnée en prêtant serment, elle vous lie jusqu’à la mort. Nous périrons peut-être
tous, mais vous n’êtes pas de la trempe que j’imaginais si cette pensée vous
arrête.
Il eut un rire bref puis, de ses poings, tenta de chasser de
ses yeux une fatigue que la chaleur aggravait.
— Un jour, j’ai escaladé une montagne pour dénicher un
aiglon. J’aurais pu rester en bas mais le but justifiait le risque. Il advint
qu’il y avait deux oisillons au nid : j’ai eu plus de chance que je ne l’espérais.
Son rire se teinta cette fois d’une amertume sur laquelle il
ne donna aucune explication. Pressant l’épaule du père et du fils, il ajouta :
— Cessez vos chamailleries et grimpez avec moi.
Il les regarda un moment pour voir comment ils réagissaient
puis il sortit à la recherche d’un endroit où dormir.
24
Wen Chao gardait un œil sur ses serviteurs par l’interstice
entre les rideaux du palanquin qu’ils portaient. Avec trois hommes à chaque
brancard, la tâche aurait dû à peine leur donner une suée et, cependant, en
regardant entre les tentures de soie, il remarqua que l’un d’eux avait les
lèvres bleuies. Wen Chao n’était pas sorti avant que la neige de l’hiver
commence à fondre mais il restait de la glace qui craquait sous le pied et le
vent mordait cruellement. Il soupçonnait qu’il perdrait un esclave, voire deux,
avant d’arriver au camp mongol. Resserrant ses fourrures autour de lui, il se
demanda avec humeur s’ils trouveraient jamais ce camp.
Il s’amusa un moment à maudire Toghril, le khan des Kereyits,
qui prétendait savoir où la bande de pillards attendait la fin de l’hiver. Avec
un peu plus de fougue et d’imagination, il forgea même des insultes plus
savantes sur les membres de la cour des Jin à Kaifeng.
Wen avait su qu’on s’était joué de lui dès qu’il avait vu l’expression
des eunuques. Ils étaient aussi mauvais que de vieilles commères et peu de ce qui
se passait à la cour leur échappait. Wen se rappela le sourire acide du petit
Zhang, le premier d’entre eux, quand il l’avait introduit auprès du Premier
ministre.
Ce souvenir lui fit plisser les lèvres avec irritation. Lui
qui s’enorgueillissait de sa science des jeux de pouvoir, il se retrouvait là :
il avait laissé une femme de la meilleure maison de thé de Kaifeng endormir sa
vigilance et avait manqué une réunion importante. Il soupira en songeant à l’habileté
de cette fille, à ses caresses lascives, en particulier à celles qu’elle
faisait avec une plume. Il espérait qu’elle avait au moins coûté cher à ceux
qui l’avaient soudoyée. Lorsqu’on l’avait tiré du lit de cette fille au milieu
de la nuit, il avait aussitôt compris qu’il paierait son plaisir. Dix ans d’intelligence
gâchés par une nuit d’ivresse, de poésie et d’amour. Une poésie médiocre, d’ailleurs,
se dit-il. Le ministre l’avait chargé d’une mission diplomatique auprès des
tribus barbares comme s’il lui faisait un grand honneur et, naturellement, Wen
n’avait pu que se prosterner, comme si son désir le plus cher venait enfin d’être
exaucé.
Deux ans plus tard, il attendait encore qu’on le rappelle. Nul
doute qu’on l’avait oublié. Il adressait des copies de ses rapports à des amis
sûrs, avec pour instruction de les faire suivre, mais selon toute vraisemblance
ils n’étaient jamais lus. Il n’était pas difficile de les égarer parmi
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