Le loup des plaines
Laisse les aiglons dans leur nid, nous les prendrons demain matin.
Un grondement de tonnerre couvrit ses derniers mots et les
deux garçons tournèrent la tête vers la source du vacarme. Le soleil brillait
encore au-dessus d’eux mais, au loin, la pluie tombait en rideaux sombres
ondulants et l’obscurité venait droit sur le mont Rouge.
Les deux frères échangèrent un regard puis Kachium hocha la
tête et se laissa retomber de la corniche des aigles à celle où se trouvait Temüdjin.
Il glissa son doigt sans ongle dans sa bouche et suça la croûte de sang séché.
— On va crever de faim, prédit-il.
Temüdjin acquiesça, résigné.
— Ça vaut mieux que dégringoler. La pluie approche, il
faut trouver un endroit où nous pourrons dormir sans crainte de tomber. La nuit
sera épouvantable.
— Pas pour moi, répondit Kachium. J’ai regardé un aigle
dans les yeux.
Temüdjin lui décocha une bourrade affectueuse et l’aida à
longer la corniche jusqu’à un endroit d’où il pourrait monter encore. Une
crevasse entre deux pentes sembla leur faire signe. En s’y glissant le plus
loin possible, il pourraient enfin se reposer.
— Bekter sera furieux, dit Kachium, ravi.
Temüdjin l’aida à atteindre la faille, le regarda se
faufiler vers le fond, dérangeant deux petits lézards. L’un d’eux détala et, pris
de panique, sauta dans le vide, pattes écartées. Il y avait à peine assez de
place pour les deux frères mais, au moins, ils seraient à l’abri du vent. La
peur viendrait avec la nuit et Temüdjin savait qu’il aurait de la chance s’il
parvenait à dormir. Il saisit la main de Kachium et se hissa dans la crevasse
en marmonnant :
— Bekter a choisi la voie facile.
3
L’orage se déchaîna sur le mont Rouge pendant les heures d’obscurité
et ne cessa qu’à l’aurore. Le soleil resplendissant de nouveau dans un ciel
vide sécha les fils de Yesugei quand ils sortirent de leurs abris. Tous les
quatre s’étaient fait surprendre trop haut pour courir le risque de redescendre.
Ils avaient passé la nuit trempés et tremblants, misérables, réveillés en
sursaut par des rêves de chute. Le jour qui atteignit les pics jumeaux du mont
Rouge les trouva ankylosés et bâillants, des cernes sous les yeux.
Temüdjin et Kachium avaient moins souffert que les deux
autres à cause de la découverte qu’ils avaient faite. Aux premières lueurs de l’aube,
Temüdjin se glissa hors de la crevasse pour aller prendre le premier aiglon et
faillit lâcher prise quand une forme sombre surgit de l’ouest, un aigle aussi
grand que lui, semblait-il.
Le rapace n’était apparemment pas content de trouver des
intrus aussi près de sa nichée. Temüdjin savait que les femelles étaient plus
grandes que les mâles et il supposa que l’oiseau qui poussait des cris furieux
devait être la mère. Renonçant à nourrir ses petits, elle s’élevait encore et
encore de la corniche et battait des ailes dans le vent devant la faille
abritant les deux garçons. C’était à la fois terrifiant et fascinant de se
retrouver face aux yeux noirs de l’oiseau qui se maintenait à leur hauteur, les
ailes déployées. Ses serres s’ouvraient et se refermaient convulsivement, comme
s’il imaginait qu’il les enfonçait dans leur chair. Kachium frissonna, terrorisé
à l’idée que l’aigle allait subitement fondre sur eux et les déloger de leur
cachette comme il eût tiré une marmotte de son terrier. Ils n’avaient que le
pitoyable petit couteau de Temüdjin pour se défendre contre un prédateur
capable de briser les reins d’un chien.
La tête aux plumes brun doré se tournait d’un côté puis de l’autre
dans un paroxysme d’agitation. L’oiseau défendrait son nid toute la journée au
besoin et Temüdjin n’appréciait pas la perspective de demeurer coincé sur la
corniche inférieure. Un seul coup de griffe le ferait tomber. Il tenta de se
rappeler tout ce qu’il avait entendu dire des aigles. Parviendrait-il à
effrayer la mère en hurlant ? Il envisagea cette possibilité, mais il ne
voulait pas que Bekter et Khasar les rejoignent avant qu’ils aient enveloppé
les aiglons dans un linge et les aient glissés sous leur tunique contre leur
poitrine.
À côté de lui, Kachium s’accrochait à la roche rouge de la
crevasse. Temüdjin vit qu’il avait détaché une pierre et qu’il la soupesait
dans sa main.
— Tu peux l’atteindre ? demanda Temüdjin.
— Peut-être,
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