Le loup des plaines
aurons des aigles pour seuls
compagnons, ajouta Temüdjin, ses traits ne révélant rien de son amusement.
Autour de lui, ses frères souriaient, savourant leur secret
et l’expression contrariée du visage dur d’Eeluk. Le guerrier se tourna vers
Bekter mais l’aîné des garçons regardait droit devant lui, les yeux fixés sur l’horizon.
— La main de votre père fera entrer un peu d’humilité
dans vos peaux épaisses, grinça-t-il, les traits marbrés de colère.
Temüdjin le toisa calmement.
— Certainement pas. L’un de nous sera khan un jour, Eeluk.
Songes-y et retourne au camp comme je te l’ai dit. Nous rentrerons seuls.
— Va, dit soudain Bekter, la voix plus grave que celle
de son frère.
Eeluk parut aussi stupéfait que s’il avait reçu un coup. Sans
répondre, il fit tourner son cheval en le guidant uniquement avec ses genoux et
repartit vers le camp au galop, laissant les quatre garçons tremblant d’un
curieux sentiment de soulagement. Ils n’avaient couru aucun danger, Temüdjin en
était presque certain. Eeluk n’était pas assez sot pour lever son sabre sur les
fils de Yesugei. Au pire, il les aurait battus et obligés à rentrer à pied. Ils
avaient cependant l’impression d’avoir remporté une bataille et Temüdjin sentit
le regard de Bekter sur sa nuque pendant tout le retour vers la rivière et la
tribu de leur père.
Le vent leur porta l’odeur de l’urine avant qu’ils puissent
voir les tentes. Après un hiver passé dans l’ombre du Deli’un-Boldakh, cette
odeur imprégnait le sol sur un large cercle entourant les familles. Il y avait
une limite au nombre de pas qu’un homme était prêt à faire dans le noir, après
tout.
Eeluk était descendu de cheval près de la yourte de Yesugei
et attendait manifestement d’assister au châtiment des garçons. Ravi de l’intérêt
du guerrier pour ses frères et lui, Temüdjin gardait la tête haute. Kachium et
Khasar l’imitaient, mais Temüge se laissait distraire par l’odeur du mouton en
train de cuire et Bekter avait son habituelle expression renfrognée.
Yesugei sortit en entendant leurs chevaux saluer d’un
hennissement le reste du troupeau. Il portait son sabre à la hanche sur un deel bleu et or qui lui descendait aux genoux. Ses bottes et ses chausses
avaient été brossées et il semblait plus grand encore que d’habitude. Son
visage ne reflétait aucune colère, mais ses fils savaient qu’il se targuait de
porter le masque d’impassibilité que tous les guerriers devaient apprendre à
montrer. Pour Yesugei, ce n’était que l’examen routinier auquel il soumettait
ses fils lorsqu’ils s’approchaient de lui. Il remarqua que Temüdjin protégeait
quelque chose qu’il portait contre sa poitrine et que tous contenaient
difficilement leur excitation. Même Bekter s’efforçait de cacher son plaisir et
Yesugei commença à se demander ce que ses garçons lui rapportaient.
Il remarqua également qu’Eeluk rôdait à proximité sous
prétexte d’étriller son cheval. Surprenant pour un féal qui laissait
habituellement la queue de sa jument raide de boue et piquetée d’épines. Yesugei
connaissait suffisamment Eeluk pour deviner que sa mauvaise humeur était
dirigée contre ses fils et non contre lui.
Khasar et Kachium descendirent de cheval, lui cachant un
instant Temüdjin. Puis le regard scrutateur du khan perçut un mouvement sous la
tunique du jeune garçon et le cœur de Yesugei se mit à battre plus vite. Il n’allait
pas cependant leur rendre les choses faciles.
— Vous avez une sœur, leur annonça-t-il, mais sa
naissance a été plus dure à cause de votre absence. Votre mère se rongeait les
sangs pour vous.
Cette fois, ils baissèrent les yeux. Yesugei plissait le
front, tenté de mettre à chacun une raclée pour son égoïsme.
— Nous étions au mont Rouge, murmura Kachium, tremblant
sous le regard de son père. Temüge y avait vu un aigle, nous avons grimpé pour
trouver le nid.
Le cœur du khan s’envola lorsqu’il entendit ces mots. Il ne
pouvait y avoir qu’une chose qui remuait contre la poitrine de Temüdjin, mais
Yesugei n’osait pas encore espérer. Aucun membre de la tribu n’avait capturé d’aigle
depuis trois générations ou plus, depuis que les Loups étaient venus de l’ouest
lointain. Cet oiseau était plus précieux qu’une douzaine de superbes étalons, notamment
pour la viande qu’il rapportait à la chasse.
— Tu as l’oiseau ?
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