Le loup des plaines
sentit ses ailes battre contre lui. Puis l’aigle bascula avec un
dernier cri de rage. Les deux garçons le virent tomber en tournoyant, incapable
de contrôler sa chute. L’une de ses ailes demeurait immobile, l’autre se
tordait et claquait dans un courant d’air ascendant. Temüdjin sentit ses
battements de cœur ralentir. Il avait un aiglon pour son père et obtiendrait
peut-être la permission de dresser l’oiseau rouge pour lui-même.
Bekter et Khasar avaient rejoint Temüge et les chevaux
pendant que Temüdjin redescendait lentement. Kachium l’avait attendu, l’aidant
pour qu’il n’ait jamais à mettre en danger son précieux fardeau. Lorsqu’il
parvint enfin en bas, il leva les yeux vers les pics, qui lui parurent
incroyablement lointains et déjà étrangers, comme si c’était un autre garçon
qui les avait escaladés.
— Vous avez trouvé le nid ? leur demanda Khasar, bien
qu’il pût lire la réponse dans la fierté de leur mine.
— Avec deux petits dedans, précisa Kachium. Nous avons
repoussé l’attaque de la mère et nous les avons emportés.
Temüdjin laissa son jeune frère raconter l’histoire, certain
que les deux autres ne comprendraient pas ce qu’il avait éprouvé, recroquevillé
sur la corniche au-dessus du vide, la mort lui battant les épaules de ses ailes.
Il n’avait pas eu peur ; seuls son corps et son cœur avaient réagi. Il
avait connu sur le mont Rouge un moment d’exaltation qui le troublait encore
trop pour qu’il pût en parler, du moins pour l’instant. Peut-être s’en
ouvrirait-il à Yesugei quand le khan serait d’humeur bienveillante.
Temüge avait lui aussi passé une nuit pénible, même s’il
avait pu s’abriter avec les chevaux et avaler de temps à autre une giclée de
lait chaud pour se réconforter. L’idée ne vint pas à ses frères de le remercier
d’avoir « vu » l’aigle. Temüge n’avait pas grimpé avec eux. Pour
toute récompense, il eut droit à une bonne taloche lorsque Bekter découvrit qu’il
avait vidé la mamelle de la jument pendant la nuit. Le garçonnet braillait
quand les quatre autres se mirent en selle mais ils ne firent montre d’aucune
compassion. Ils mouraient de soif et de faim et même Khasar, habituellement
souriant, lança à son petit frère un regard noir condamnant sa gourmandise. Bientôt,
ils le laissèrent derrière eux pour trotter ensemble à travers la plaine verte.
Les garçons avisèrent les guerriers de leur père bien avant
que les yourtes de la tribu soient en vue. À peine étaient-ils sortis de l’ombre
du mont Rouge qu’ils se surent repérés, les ululements aigus des cors portant
loin.
Les fils de Yesugei ne montrèrent pas leur inquiétude, quoique
la présence des cavaliers ne pût signifier qu’une chose : leur absence
avait été remarquée. Inconsciemment, ils se rapprochèrent les uns des autres
quand ils reconnurent Eeluk galopant vers eux et eurent remarqué qu’il n’arborait
pas un sourire de bienvenue.
— Ton père nous a envoyés à votre recherche, dit-il en
s’adressant à Bekter.
Temüdjin se hérissa aussitôt.
— Ce n’est pas la première fois que nous passons la
nuit hors du camp.
Eeluk tourna vers lui ses petits yeux noirs.
— Pas sans prévenir, pas sous l’orage, et pas alors que
ta mère accouche, répliqua-t-il.
Temüdjin vit Bekter rougir de honte et refusa de laisser son
émotion le perturber.
— Bon, tu nous as trouvés. Si notre père est fâché, c’est
une affaire entre lui et nous.
Une lueur de mépris s’alluma dans les yeux d’Eeluk. Temüdjin
n’avait jamais aimé le féal de son père, même s’il aurait été incapable de dire
pourquoi. Il y avait de la malveillance dans la voix d’Eeluk quand il
poursuivit :
— Ta mère a presque perdu l’enfant tant elle s’inquiétait
pour vous.
Du regard, il intimait à Temüdjin de baisser les yeux mais
le jeune garçon sentit au contraire sa colère monter. Chevaucher avec les
aigles contre sa poitrine lui donnait du courage. Il savait que son père leur
pardonnerait tout lorsqu’il verrait les aiglons. Temüdjin leva une main pour
arrêter ses frères et même Bekter tira sur la bride de son cheval. Le visage
assombri d’irritation, Eeluk dut faire tourner sa monture pour être de nouveau
face à eux.
— Tu ne nous accompagneras pas, Eeluk. Retourne au camp,
dit Temüdjin.
Le guerrier se raidit, secoua lentement la tête.
— Aujourd’hui, nous
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