Le loup des plaines
dit-il.
— Ce n’était pas de la chance, rétorqua Temüdjin.
Yesugei jura intérieurement. Ce garçon était un vrai buisson
d’épines.
— Tu as eu de la chance de ne pas tomber, petit, même
avec l’aide de Kachium.
Temüdjin fut étonné : son père lui avait paru trop
saoul pour écouter les chants de Chatagai. Avait-il interrogé Kachium ? Ne
sachant comment réagir, il garda le silence.
Yesugei le dévisagea longuement puis secoua la tête et pensa
à Hoelun. Il ferait une dernière tentative, rien que pour elle, sinon, il en
entendrait parler éternellement.
— Une belle escalade, à ce qu’on m’a dit, reprit-il. D’après
Kachium, l’aigle a failli te faire tomber en revenant au nid.
Un peu amadoué, Temüdjin haussa les épaules. Il était
stupidement heureux que son père montre de l’intérêt pour lui, même si son
expression froide le dissimulait.
— Il l’a abattu avec une pierre, dit-il, mesurant
soigneusement ses éloges.
Kachium était de loin son frère préféré mais il avait appris
à cacher aux autres ses sympathies et ses inimitiés et c’était quasiment devenu
instinctif à la fin de sa douzième année.
Yesugei était retombé dans son mutisme et Temüdjin chercha
dans ses pensées quelque chose pour briser le silence avant qu’il ne s’établisse
trop solidement.
— Est-ce que ton père t’a conduit chez les Olkhunuts ?
demanda-t-il.
Yesugei regarda de nouveau son fils.
— Tu es assez grand maintenant pour entendre cette
histoire, je suppose. Non, un jour que je chevauchais dans la plaine, je suis
tombé sur ta mère accompagnée par deux de ses frères. J’ai été frappé par sa beauté
et sa force.
Il claqua des lèvres, perdu dans le passé.
— Elle montait une adorable petite jument, couleur d’eau
de pluie d’orage à l’aube. Ses jambes étaient nues et très brunes.
Temüdjin rapprocha son cheval de celui de son père.
— Tu l’as enlevée aux Olkhunuts ?
Cela n’aurait pas dû le surprendre. Son père aimait la
chasse et les razzias, ses yeux brillaient au souvenir des batailles. Si la
saison était chaude et la nourriture abondante, il laissait les guerriers
vaincus retourner à pied auprès de leurs familles, la peau rougie par des coups
de plat de sabre. En hiver, quand la nourriture manquait, c’était la mort si l’on
se faisait prendre. La vie était trop dure pour montrer de l’indulgence pendant
les mois sombres.
— J’ai fait déguerpir ses frères comme une couple de
chevreaux, dit Yesugei. J’avais à peine l’âge pour être seul dehors mais j’ai
brandi mon sabre au-dessus de moi en hurlant.
Pris dans son souvenir, il renversa la tête en arrière et
poussa un long cri ululant qui s’acheva en rire.
— Tu aurais dû voir leurs têtes. L’un d’eux a voulu m’attaquer
mais j’étais un fils de khan, Temüdjin, pas un chiot qu’on effraie et qui
détale. Je lui ai fiché une flèche dans la hanche et c’est lui qui a détalé.
« C’étaient des jours heureux, soupira-t-il. Jamais je
n’aurais cru alors sentir un jour le froid dans mes os. Je me doutais que rien
ne me serait donné dans la vie, que je devrais tout m’approprier par force ou
par ruse.
Il regarda son fils avec une expression de regret que Temüdjin
devina plutôt qu’il ne la perçut.
— Il fut un temps, mon garçon, où j’aurais moi-même
grimpé pour dénicher l’oiseau rouge.
— Si j’avais su, je serais revenu te chercher, dit Temüdjin,
s’efforçant de comprendre cet ours énorme qu’il avait pour père.
— Plus maintenant. Je suis trop lourd pour me tenir sur
d’étroites corniches et m’accrocher à des failles. Si j’essayais, je m’écraserais
sur le sol comme une étoile tombant du ciel. À quoi bon avoir des fils s’ils ne
deviennent pas forts et n’éprouvent pas leur courage ? J’ai appris une
chose de mon père, quand il n’était pas ivre. On ne peut pas laisser son
courage dans un sac comme des osselets. Il faut sans cesse le sortir à la
lumière et le faire croître. Si tu crois le garder pour le jour où tu en auras
besoin, tu te trompes. Il est comme tout ce qui fait ta force. Si tu le
délaisses, le sac sera vide le jour où tu en auras le plus besoin. Non, tu as
eu raison de grimper jusqu’au nid et j’ai eu raison de faire présent de l’oiseau
rouge à Eeluk.
La raideur soudaine de la posture de Temüdjin provoqua chez
Yesugei un grognement agacé.
— Il est mon
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