Le loup des plaines
meilleur guerrier, fils, crois-moi. Je
préfère l’avoir à mes côtés que cinq autres hommes de la tribu, ou dix de celle
des Olkhunuts. Ses enfants ne seront pas khans et son sabre ne sera jamais
aussi bon que le mien, tu comprends ? Non, tu n’as que douze ans. Que
peux-tu comprendre de ce que je te dis ?
— Il fallait que tu lui donnes quelque chose, c’est ça ?
— Non. Je n’avais pas de dette envers lui. Je l’ai
honoré avec l’oiseau rouge parce qu’il est mon meilleur féal. Parce qu’il est
mon ami depuis que nous sommes enfants et qu’il ne s’est jamais plaint que sa
famille occupe un rang inférieur à la mienne parmi les Loups.
Temüdjin ouvrit la bouche pour répliquer : les mains
sales à l’épaisse peau jaune d’Eeluk souilleraient l’oiseau rouge. Il était
trop beau pour ce guerrier hideux. Mais, au lieu de parler, le garçon mit en
pratique la discipline lui permettant de rester impassible et de ne rien
montrer au monde. C’était sa seule défense contre le regard scrutateur de son
père.
Yesugei s’en rendit compte et lâcha, dédaigneux :
— Mon garçon, je prenais le masque alors que tu n’étais
encore qu’un rêve du père ciel.
Lorsqu’ils établirent leur camp près d’une rivière sinueuse,
ce soir-là, Temüdjin s’attela aux corvées qui leur permettraient de se nourrir
le lendemain. Avec le manche de son couteau, il détacha des morceaux d’un bloc
de fromage durci et les fit tomber dans des outres à moitié remplies d’eau. Après
une matinée sous leurs selles, baratté et chauffé par la peau des chevaux, le
mélange deviendrait une boisson tiède, amère et revigorante.
Temüdjin chercha ensuite des crottes de mouton, les palpa
pour savoir si elles étaient assez sèches pour bien brûler. Il fit un tas des
meilleures, passa un silex sur une vieille lame pour faire jaillir des
étincelles sur les miettes d’excrément, souffla pour obtenir une minuscule
flamme puis un feu. Yesugei découpa des tranches de mouton séché, y ajouta des
oignons sauvages et de la graisse de mouton dans une marmite. Bientôt une odeur
délicieuse les fit saliver. Hoelun leur avait donné du pain qui ne tarderait
pas à être dur et ils le rompirent en morceaux qu’ils trempèrent dans le ragoût.
Assis l’un en face de l’autre pour manger, ils léchaient leurs
doigts ruisselants de jus de viande entre deux bouchées. Temüdjin vit le regard
de son père se poser sur le sac contenant l’airag noir et le lui apporta. Puis
il attendit patiemment que le khan ait bu une gorgée pour solliciter :
— Parle-moi des Olkhunuts.
La bouche du père se plissa en une moue méprisante.
— Ils ne sont pas forts, quoique très nombreux. Il m’arrive
de penser que je pourrais débouler dans leur fourmilière et passer toute une
journée à les exterminer avant qu’ils me fassent tomber.
— Ils n’ont donc pas de guerriers ? dit Temüdjin, incrédule.
Son père se laissait parfois aller à inventer des histoires invraisemblables,
mais là, il semblait sérieux.
— Pas comme Eeluk. Tu verras. Ils préfèrent l’arc au
sabre et ne s’approchent de leur ennemi que s’ils y sont contraints. Des
boucliers suffisent à les rendre ridicules, même s’ils tuent facilement les
chevaux. Ils sont pareils aux guêpes piqueuses mais si tu les charges, ils s’éparpillent
comme des mioches. Voilà comment j’ai enlevé ta mère. Je me suis approché en
rampant puis j’ai bondi sur eux.
— Alors, comment apprendrai-je à manier le sabre ?
repartit Temüdjin.
Il avait oublié la réaction de son père à un ton insolent et
n’évita qu’à moitié la main qui s’abattit sur lui pour lui inculquer un peu d’humilité.
Yesugei poursuivit comme si de rien n’était :
— Tu devras t’y exercer seul, mon garçon. Comme Bekter.
Il m’a dit que du jour de son arrivée à celui de son départ ils ne l’ont pas
laissé toucher un arc ni l’un de leurs couteaux. Des couards, tous. Mais leurs
femmes sont superbes.
— Pourquoi t’offrent-ils des filles à donner à tes fils ?
demanda Temüdjin, prêt à esquiver une autre gifle.
Yesugei s’étendait déjà dans l’herbe tondue par les moutons
et disposait son deel pour la nuit.
— Aucun père ne souhaite que des filles non mariées
encombrent sa tente. Qu’en feraient les Olkhunuts si je ne venais pas à de
temps à autre avec un fils ? Ce n’est pas rare, surtout quand les tribus
se
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