Le loup des plaines
il s’entoure d’hommes comme Tolui. Leur
faiblesse les rend cruels et de tels hommes font parfois des guerriers
redoutables.
Temüdjin vit Basan se détendre et prêter attention aux idées
complexes qu’il avançait, presque comme s’il n’était pas son prisonnier.
— C’est peut-être ce qu’Eeluk a perçu en Tolui, continua
Temüdjin, songeur. Je ne l’ai jamais vu au combat, mais il se pourrait qu’il
dissimule sa peur sous des actes de bravoure féroces.
Il n’aurait pas émis cette hypothèse s’il n’y avait pas cru.
Le Tolui qu’il avait connu enfant était un fanfaron enclin à détaler en
braillant quand il se faisait mal. Temüdjin cacha derrière une expression
impassible le plaisir qu’il avait de voir le trouble de Basan.
— Ton père ne l’aurait pas pris comme féal, dit le
guerrier, revoyant le passé à la lumière de ce qu’il venait d’entendre. Avoir
été choisi par Yesugei fut le plus grand honneur de ma vie. Cela signifiait
plus alors que s’attaquer à des familles faibles et piller leurs troupeaux. Cela
signifiait…
Il s’interrompit, secoua la tête pour chasser ses souvenirs.
Temüdjin aurait voulu qu’il aille plus loin sur ce chemin mais il n’osa pas le
presser davantage. Les deux hommes gardèrent un moment le silence puis Basan
soupira.
— Avec ton père, je pouvais être fier, murmura-t-il, presque
pour lui-même. Nous étions la vengeance et la mort pour ceux qui nous
attaquaient, mais jamais pour les familles, jamais pour les Loups. Eeluk nous
fait nous pavaner dans le camp avec nos cuirasses, nous ne participons plus à
la fabrication du feutre, nous ne dressons plus les jeunes chevaux. Il nous
laisse devenir gras et mous à force de cadeaux. Les jeunes n’ont rien connu d’autre,
mais moi j’ai été mince, fort et sûr de moi. Je me souviens de ce que c’était
que chevaucher avec Yesugei contre les Tatars.
— Tu lui fais encore honneur, dit Temüdjin, touché par
le souvenir que le guerrier gardait de son père.
Le visage de Basan retrouva son expression placide et le
jeune homme sut qu’il n’obtiendrait plus rien de lui ce jour-là.
Tolui revint triomphant avec deux marmottes accrochées à sa
ceinture. Basan et lui les firent cuire sur des pierres brûlantes et Temüdjin
eut l’eau à la bouche en sentant l’odeur de la viande. Tolui laissa Basan
lancer une des carcasses à un endroit où le prisonnier pourrait s’en saisir et
le jeune homme en détacha avec soin les derniers lambeaux de chair en songeant
qu’il devait garder ses forces. Tolui prenait plaisir à tirer sur la corde
chaque fois que son captif portait un morceau de viande à ses lèvres.
Lorsqu’ils repartirent, Temüdjin lutta contre sa fatigue et
la douleur de ses poignets. Il ne se plaignit pas, afin de ne pas donner à
Tolui la satisfaction de voir chez lui le moindre signe de faiblesse. Il savait
que le guerrier le tuerait plutôt que de le laisser s’échapper et il ne voyait
pas comment se sortir de cette situation. À l’idée de revoir Eeluk, la peur
tenaillait son ventre vide. À la tombée du soir, Tolui s’arrêta soudain, le
regard fixe. Temüdjin plissa les yeux dans le soleil couchant et ce qu’il vit
le désespéra.
Le vieil Horghuz n’était pas allé loin, finalement. Temüdjin
reconnut son cheval pie et le chariot qu’il tirait, chargé des maigres biens de
la famille. Le vent porta à ses oreilles les bêlements du petit troupeau de
chèvres et de moutons que Horghuz et les siens poussaient devant eux. Le
vieillard n’avait peut-être pas pris la mesure du danger. Temüdjin sentit son
cœur se serrer à l’idée que Horghuz était peut-être resté dans les parages pour
voir ce qu’était devenue la famille avec laquelle il s’était lié d’amitié.
Horghuz n’était pas idiot ; il ne s’approcha pas des
guerriers qui marchaient vers lui mais tous remarquèrent la pâleur de son
visage lorsqu’il se retourna pour les regarder. Temüdjin l’exhorta en silence à
fuir le plus vite et le plus loin possible.
Tolui confia la corde du prisonnier à Basan, décrocha son
arc de son épaule et se dirigea d’un pas rapide vers le vieil homme et sa
famille. Temüdjin ne put en supporter davantage. Tirant sur la corde, il leva
les bras et les agita furieusement en direction de Horghuz.
Tourné sur sa selle, le vieux berger observait la silhouette
qui marchait vers lui. Lorsqu’il vit les signes désespérés de
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