Le loup des plaines
tête comme s’il pouvait voir à travers le cuir épais. Son plumage avait
gardé ses reflets rouges qui miroitaient à la lumière des torches. Eeluk était
fier de la taille et de la force du rapace. Il l’avait vu prendre dans ses
serres une jeune chèvre et s’élever en l’air avec sa proie. Eeluk ne lui avait
pas accordé plus qu’un lambeau de viande pour cet exploit, bien sûr, mais cela
avait été un moment fabuleux. Il avait offert l’aigle de Yesugei à une autre
famille, la liant ainsi à lui par la gratitude pour ce cadeau de khan. Il
souhaitait presque que Temüdjin ou Bekter soient encore vivants pour qu’il
puisse leur montrer les deux aigles et susciter de nouveau leur colère.
Il se souvenait du jour où il avait reçu l’oiseau rouge de
la main même de Yesugei. Malgré lui, des larmes lui montèrent soudain aux yeux
et il jura, maudissant l’arkhi qui provoquait en lui cette mélancolie. Il était
plus jeune alors, et pour les jeunes, tout est plus beau et plus propre que
pour ceux qui laissent leur corps s’empâter et s’enivrent tous les soirs. Il
était encore fort, il le savait. Assez fort pour briser quiconque oserait le
défier.
Eeluk promena autour de lui un regard vague pour chercher
Tolui, oubliant un instant qu’il n’était pas rentré. La tribu progressait
lentement vers le nord depuis que Tolui était parti avec Basan et Unegen. Ce
devait pourtant être simple de vérifier si les enfants de Yesugei vivaient
encore, ou de retrouver au moins leurs ossements. Eeluk frissonna en pensant à
son premier hiver de khan. Il avait été rude, même sur le chemin du Sud. Pour
ceux qui étaient restés dans le Nord, il avait dû être meurtrier, pour les
jeunes comme pour les vieux. Hoelun et ses enfants n’avaient pas survécu, il en
était presque sûr. Quelque chose pourtant le tourmentait. Qu’est-ce qui pouvait
bien retarder Tolui et ses compagnons ? Le jeune lutteur était un homme
utile qu’il était bon d’avoir près de soi, Eeluk le savait. Il était d’une
loyauté sans faille, contrairement à certains guerriers plus âgés. Eeluk savait
que plusieurs d’entre eux lui déniaient encore le droit de conduire la tribu, des
sots qui n’acceptaient pas le nouvel ordre. Il veillait à ce qu’ils soient
surveillés et, le moment venu, ils trouveraient des hommes comme Tolui les
attendant devant leur yourte, un jour à l’aube. Il leur trancherait la tête
lui-même, comme un khan doit le faire. Il n’oubliait jamais qu’il s’était
emparé du pouvoir par la force, et que seule la force lui permettrait de le
garder. S’il laissait la déloyauté se répandre, ces hommes trouveraient un jour
le courage de l’affronter. N’en avait-il pas senti lui-même germer les graines
au fond de son cœur bien avant la mort de Yesugei ?
Quand les cors d’alarme résonnèrent, Eeluk se leva en
titubant, saisit le sabre appuyé au bras de son trône. L’aigle poussa un cri
aigu. Secouant la tête pour en chasser les vapeurs de l’arkhi, le khan sortit
dans l’air froid. Il sentait déjà en lui le bouillonnement et l’excitation qu’il
aimait. Il espérait qu’il s’agissait de pillards, ou de Tolui rentrant avec les
enfants de Yesugei. Dans un cas comme dans l’autre, son sabre se tacherait de
sang et il dormait toujours d’un sommeil paisible et sans rêves quand il avait
occis un homme.
On lui amena son cheval et il se mit en selle avec
précaution pour ne pas chuter. Il sentait l’arkhi en lui mais cela le rendait
plus fort. Il tourna des yeux rougis vers ses guerriers qui se rassemblaient
puis il talonna les flancs de son étalon et partit au galop.
Eeluk poussa un long cri dans le vent glacé tandis que ses
cavaliers se regroupaient autour de lui en formation parfaite. Ils étaient des
Loups, ils inspiraient la crainte. Il ne se sentait jamais plus vivant qu’en
pareil moment, lorsque la déloyauté était oubliée et qu’il fallait faire face à
un ennemi. C’était ce qu’il désirait ardemment, non les problèmes mesquins et
les querelles internes. De cela, il n’avait cure. Son sabre et son arc étaient
prêts pour défendre les familles. Elles pourraient croître et prospérer, comme
les chèvres de leurs troupeaux. Plus rien d’autre ne comptait quand il
chevauchait à la tête de ses guerriers.
Lancé au galop, Eeluk tendit son sabre par-dessus les
oreilles de son cheval et cria pour qu’il accélère encore. Il souhaita une
armée
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