Le loup des plaines
tête, il
vit un entrelacs de branches faisant barrage à la lumière lointaine des étoiles
et il frissonna. Il était dans une fosse glacée, trop profonde pour qu’il
puisse atteindre les branches en sautant. De sa main valide, il tâta les parois
du trou, découvrit qu’elles étaient humides. Ses pieds baignaient dans l’eau. Des
rires fusèrent au-dessus de lui.
Il entendit un grognement puis sentit à nouveau sur lui un
liquide chaud. Les guerriers urinaient dans la fosse en riant.
Temüdjin se couvrit la tête à deux mains, lutta contre le
désespoir. Il savait qu’il finirait peut-être sa vie dans ce trou puant, les
membres brisés par les pierres qu’on y jetterait. Il n’y avait pas de justice
en ce monde, mais cela, il le savait depuis la mort de son père. Les esprits n’avaient
aucune part dans la vie d’un homme après sa naissance. Soit il endurait ce que
le monde lui faisait subir, soit il était écrasé.
Les gardes soulevèrent une lourde pierre, la posèrent sur l’enchevêtrement
de branches. Après leur départ, Temüdjin s’efforça de prier un moment. Cela lui
redonna un peu de force et, jusqu’à l’aube, il demeura adossé à la paroi froide,
sombrant par intermittence dans le sommeil. Il avait l’impression d’avoir
toujours eu le corps meurtri et le ventre vide. Avait-il vraiment connu
autrefois une vie où il était heureux et galopait avec ses frères vers le mont
Rouge ? Il s’accrochait à cette idée comme à une lumière dans le noir, mais
elle le fuyait.
Peu avant l’aube, il entendit des pas, vit une forme sombre
se pencher au-dessus de sa prison. Temüdjin grimaça en attendant qu’une autre
vessie se vide sur lui mais la forme se mit à parler :
— Qui es-tu ?
Sentant son orgueil renaître, Temüdjin répondit :
— Je suis le fils aîné survivant de Yesugei, qui fut
khan des Loups.
Un instant, il vit des lumières exploser dans son champ de
vision et crut qu’il allait s’évanouir. Il se rappela les mots que son père
avait prononcés et les répéta avec ferveur :
— Je suis la terre, et les os des collines, je suis l’hiver.
Quand je serai mort, je viendrai à vous par les nuits les plus froides.
Il leva les yeux, déterminé à ne rien montrer de ses
souffrances. L’ombre ne bougea pas. Au bout d’un moment, elle murmura quelques
mots et disparut, laissant à nouveau les étoiles éclairer le fond de la fosse.
Temüdjin replia les jambes contre sa poitrine et se prépara
à attendre l’aube.
— Qui es-tu pour me dire de ne pas désespérer ? murmura-t-il.
18
Il regardait le soleil suspendu au-dessus de sa tête. Un
nuage lourd en éteignait l’éclat, si bien que Temüdjin pouvait fixer le disque
orange sans trop cligner des yeux. Sa maigre chaleur était la bienvenue chaque
matin après la nuit glacée. Dès que le jeune Loup s’était lentement sorti du
sommeil, il extirpait ses pieds de la boue puante et remuait les membres pour y
faire circuler le sang. Il avait réservé un coin de la fosse exiguë pour y
faire ses besoins et, au troisième jour, leur odeur empuantissait l’air. Des
mouches franchissaient en bourdonnant le treillis recouvrant sa prison et il
passait son temps à les attraper et à les relâcher, les gardant vivantes le
plus longtemps possible.
Des gardes lui avaient jeté du pain et du mouton en riant de
ses efforts pour attraper la nourriture avant qu’elle ne tombe dans le cloaque.
Son estomac s’était révulsé la première fois qu’il avait porté à sa bouche un
morceau souillé mais c’était cela ou mourir de faim, et il s’était forcé à l’avaler.
Chaque jour, il marquait de petites pierres dans la boue l’emplacement des
ombres mouvantes projetées par le soleil : tout était bon pour tromper l’ennui
et sa souffrance.
Il ne comprenait pas pourquoi Eeluk le laissait dans ce trou
au lieu de lui infliger une mort rapide. Dans sa solitude, Temüdjin l’imaginait
submergé de honte, ou incapable de toucher à un fils de Yesugei. Peut-être même
avait-il été frappé par un sort ou atteint d’une maladie qui l’avait défiguré. Ces
fantasmes l’amusaient mais, plus probablement, Eeluk était parti chasser, ou se
trouvait occupé à ourdir une nouvelle infamie. Temüdjin avait découvert depuis
longtemps que le monde était beaucoup moins satisfaisant dans la réalité que
dans son imagination.
Quand on ôta enfin la pierre et les branchages, il fut
presque soulagé de
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