Le loup des plaines
hâté de mettre un terme à cette histoire. Cette
décision rendait son pas plus léger. Il était d’excellente humeur et feignit un
moment de lutter avec Tolui après que celui-ci eut fait redescendre Temüdjin
dans le trou et replacer le treillis de branchage.
Assis dans la saleté glacée, Temüdjin avait à peine
conscience de ce qui l’entourait. Il avait trouvé dans la boue une dent assez
grande pour provenir de la mâchoire d’un homme. Il ignorait depuis combien de
temps il la fixait. Il avait peut-être dormi. La souffrance et le désespoir
avaient tellement épuisé ses sens qu’il ne savait plus s’il rêvait ou s’il
était éveillé. Il avait mal dans tous les os ; sa figure était si
contusionnée qu’il ne voyait plus que par la fente d’un de ses yeux. L’autre
était encore couvert d’une épaisse croûte de sang qu’il n’osait pas gratter. Il
évitait en fait tout mouvement de peur d’aviver la douleur de ses innombrables
plaies. Jamais il ne s’était senti aussi meurtri et il devait faire un terrible
effort pour ne pas crier ou pleurer. Il gardait le silence, trouvant en lui une
volonté qu’il ne se connaissait pas jusque-là, endurcie dans le fourneau de sa
haine. Il chérissait et préservait ce noyau de lui-même qui refusait de plier, l’entretenait
en découvrant qu’il était capable de résister et de survivre.
Où est mon père ? Où est ma tribu ? se
demanda-t-il, les traits crispés pour contenir son chagrin. Les Loups, qu’il
avait tant voulu retrouver, ne se souciaient pas de lui. Ce n’était pas rien de
rompre les derniers fils de l’enfance, de renoncer à l’histoire commune qui le
liait à eux. Il se souvint de la gentillesse simple du vieil Horghuz et de sa
famille, lorsque ses frères et lui connaissaient la solitude. Pendant un laps
de temps qu’il ne put évaluer, il se tint avachi contre les murs de terre, sa
pensée dérivant lentement comme de la glace sur l’eau d’une rivière.
Quelque chose grinça au-dessus de sa tête et il sursauta, tiré
de sa torpeur. Une part de lui avait vu une ombre bouger sur le fond de la
fosse. Temüdjin leva des yeux troubles, vit, vaguement étonné, que le treillis
avait disparu. Rien ne faisait plus obstacle à la lumière des étoiles, qu’il
regardait sans comprendre ce qui se passait. S’il n’avait pas été aussi
affaibli, il aurait essayé de grimper, mais il pouvait à peine bouger.
C’était un supplice de se voir offrir une chance de s’échapper
et de ne pas être en état de la saisir. Sa jambe droite, couverte d’entailles, saignait
encore dans la boue et il ne pouvait pas plus sauter que voler hors du trou
comme un oiseau.
Il partit d’un rire quasi hystérique en songeant que son
sauveur inconnu était parti convaincu qu’il parviendrait à sortir seul de la
fosse. Au matin, l’imbécile découvrirait qu’il y était encore et Eeluk ne le
laisserait pas une seconde fois sans surveillance.
Quelque chose descendit le long de la paroi et Temüdjin
recula, effrayé, croyant que c’était un serpent. Il sentit les fibres rugueuses
d’une corde tressée, se prit à espérer. Au-dessus de lui, une ombre lui cachait
les étoiles.
— Je ne peux pas monter, murmura-t-il.
— Attache la corde autour de toi, répondit la voix déjà
entendue. Mais aide-moi quand je te hisserai.
De ses doigts gourds, Temüdjin noua la corde autour de sa
taille en se demandant qui osait encourir la colère d’Eeluk. Nul doute que s’ils
étaient découverts son sauveur le rejoindrait dans la fosse et connaîtrait le
même sort que lui.
Quand la corde lui mordit le dos, Temüdjin agita vainement
les jambes pour chercher un point d’appui sur la paroi. Il s’aperçut qu’il
pouvait enfoncer ses mains dans la terre, même si cet effort lui brûlait la
peau. Il sentit un cri enfler en lui tandis que des larmes coulaient des coins
de ses yeux. Il ne fit cependant aucun bruit jusqu’à ce que, enfin, il se
retrouvât allongé sur le sol froid du camp silencieux.
— Fuis aussi loin que tu pourras, dit la voix. Sers-toi
de la boue des berges de la rivière pour masquer ton odeur. Si tu survis, je te
rejoindrai et je t’emmènerai plus loin.
À la lumière des étoiles, Temüdjin vit que l’homme avait des
cheveux gris et de puissantes épaules. Il ne le connaissait pas. Avant qu’il
pût répondre, l’inconnu lui mit dans la main un sac encore chaud d’où montait
une odeur de mouton
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