Le Lys Et La Pourpre
me parut fort las et y trouvai
aussi les blessés qu’il avait pansés. Tous pouvaient marcher ou se tenir à
cheval, à l’exception d’un seul, lequel mon père me demanda d’accueillir dans
mon carrosse pour le reste du voyage.
— Celui-là, me dit-il sotto voce , sera béni du
ciel s’il arrive à marcher un jour, fût-ce en claudiquant.
— Que faisons-nous ? dis-je en observant que le
jour déclinait. Pourquoi Hörner ne donne-t-il pas le signal du partement ?
— Y pensez-vous ? dit mon père. Et la picorée ?
— Le diantre soit de la picorée !
— Ah ! Mon fils ! Ne parlez pas si mal de la
picorée ! La picorée est au soldat ce que la conquête est au prince :
la récompense de la victoire.
— Ne pourrait-on pas remettre la picorée à
demain ?
— Ce serait là le meilleur moyen pour ne plus rien
trouver demain matin.
— Comment cela, plus rien ?
— Savez-vous que, dès notre partement, les manants des
alentours qui ont ouï la mousquetade vont affluer céans et prendront tout ce
que nous avons laissé, y compris, découpés à même la bête mourante, des
cuissots de cheval dont ils feront bombance. Et dès que les manants auront
déguerpi, les loups, de dix lieues à la ronde, attirés par l’odeur du sang,
arriveront furtivement et feront bon marché du reste. Enfin, dès qu’avec le
jour les loups, l’un derrière l’autre, ou comme on dit si bien « à la
queue leu leu » [42] , se seront retirés du même pas
furtif, mais la panse pleine, et n’ayant pas fait la moindre différence entre
le cheval blessé et le chrétien mort, les corbeaux, à leur tour, se faufileront
d’un vol lourd, de branche en branche, et sautillant à terre, l’œil en éveil,
mangeront le reste du reste.
— Mon Dieu ! dis-je, que de prédateurs en ce
triste monde !
— Mais, de tous ces prédateurs, l’homme est bien le
pire ! dit mon père. Ne vous chagrinez pas, mon fils, de ce petit
tumulte ! Il y a bien pis ! Il ne vous paraît affreux que parce que
vous êtes né, comme disent les Anglais, « avec un cuiller d’argent dans la
bouche » et élevé dans le velours des cours. Ce jour d’hui est votre
baptême. Vous découvrez la guerre.
Il disait vrai et pourtant mon chagrin me mordait encore le
cœur. Ayant la gorge serrée comme un nœud, je ne pouvais pas parler. Mon père
n’ajouta rien et, devinant mon humeur, me prit le bras et m’emmena faire
quelques pas sur le grand chemin.
— Ce bois, dit-il, a un nom mélodieux. Il s’appelle le
Bois des Fontaines, et bien que ses feuilles soient tendres, les oiseaux y
nichent déjà. Oyez-les ! Ils chantent à pleine gorge et quoique le jour ne
soit pas encore défunt, la lune se lève, lumineuse et rondie. Tout est
paisible. Faites comme le Bois des Fontaines. Ce que vous avez vu et vécu
céans, jetez-le dans la gibecière de vos oublis, mais demeurez vigilant pour
l’avenir. Ce n’est pas le dernier coup qu’on vous portera.
Et il ajouta au bout d’un moment :
— Regrettez-vous le pauvre La Barge ?
— Je le pleure, mais je ne le regrette pas. Il me
servait fort mal.
— Dans le péril où vous êtes, mon fils, un écuyer devrait
vous être aussi utile que le fut pour moi La Surie.
— Oui, mais où trouver pareil trésor ?
— Vous l’avez déjà.
— Je l’ai déjà ?
— Hans.
— Hans, mon reître repenti ?
— Vous l’estimez fort, à ce que vous m’avez dit.
— Oui-da ! Comme dirait Louis, il est
« excellentissime ». On chercherait en vain une vertu qui lui faille.
Je me propose de lui confier le commandement de ma milice d’Orbieu.
— Prenez-le donc comme écuyer.
— Écuyer ! Mais il n’est pas noble !
— La Surie n’était pas noble et avant de le devenir, il
eut plusieurs fois l’occasion de me sauver la vie. Ne faites donc pas tant de
cas du sang. C’est la valeur qui compte. D’où Hans est-il natif ?
— D’un bourg d’Alsace appelé Rouffach.
— Appelez votre écuyer Hans von Rouffach. Cela sonne
bien et s’agissant d’un petit écuyer, par surcroît de langue allemande, qui ira
jamais faire le voyage en Alsace pour vérifier sur place si Hans a droit à ce
« von » ?
— Hans von Rouffach ! Voilà qui est
plaisant ! Je vais y songer…
— Faites plus qu’y songer ! Dans les périls où
vous êtes, un bon écuyer aura mille occasions de vous être utile.
Il achevait quand Hörner vint au rapport, les talons
Weitere Kostenlose Bücher