Le Lys Et La Pourpre
dès qu’ils touchaient la mer, car
leur premier soin était de s’ébattre dans l’eau pour se rafraîchir des chaleurs
étouffantes qu’ils avaient subies dans les cales.
À ma grande surprise, les soldats débarqués n’agissaient pas
différemment. Au lieu d’avancer vers le haut de la plage et de se ranger en bataille
comme l’ordre leur en était donné à grands cris par leurs officiers, ils
s’attardaient dans la mer, s’y lavaient les mains et le visage, tâchaient même
de nettoyer les vomissures dont leurs uniformes étaient maculés. Il était
évident qu’ils avaient, autant que les chevaux, pâti d’avoir été confinés dans
les cales pendant près de trois semaines, souffrant du mal de mer et n’ayant
accès que deux heures par jour sur le pont pour prendre l’air.
Le spectacle de ces soldats récalcitrants et qui s’attardaient
dans les délices du bain au lieu d’obéir à leur chef m’ébahit fort et j’en
conclus que ces Anglais-là ne mettraient pas beaucoup d’ardeur à combattre
quand le moment serait venu. En quoi je me trompais tout à plein, car lorsque
Toiras, une demi-heure plus tard, donna l’assaut, les Anglais se défendirent
fort vaillamment. Comme quoi, m’apensai-je, l’amour de l’eau et la propreté,
chez ces insulaires, pouvaient fort bien aller de pair avec le courage.
Mais revenons à nos baigneurs. Je n’étais pas au terme de
mon ébahissement. Car en soudain renfort des officiers qui hurlaient des ordres
que personne n’écoutait, surgit soudain un grand diable superbement vêtu, mais
non en guerre, portant sur le chef un chapeau à grand panache noir, rouge et
or, lequel, une canne à la main, se mit à en donner des coups sur le dos et les
épaules des baigneurs en hurlant :
— March on, you lazy lads [80] !
Cette intervention eut beaucoup plus de succès que celle des
officiers et il se peut que la canne, ou celui qui si dextrement la maniait,
les impressionnât davantage, car les soldats saillirent à la parfin de l’eau et
s’alignèrent plus avant sur la plage. Je tâchai de mettre au point ma
longue-vue sur le visage de cet archange descendu du ciel et cela ne se fit pas
sans peine, car il se démenait, si j’ose dire, comme un beau diable. Cependant,
après bien des tâtonnements, j’y parvins enfin. Et béant, je reconnus
Buckingham.
*
* *
Belle lectrice, il se peut que par ce récit je vous ai donné
à penser qu’il n’y avait qu’un seul vaisseau anglais à débarquer des soldats et
que tout était calme dans les alentours. Si telle est votre impression, elle
est tout à plein erronée et je vous prie de me permettre de la corriger.
En fait, il n’y avait pas qu’un vaisseau à débarquer les
soldats mais autant de vaisseaux que la baie de Sablanceaux pouvait en
accueillir, cette baie étant très vaste, elle pouvait en accueillir beaucoup
sans que je vous en puisse dire le nombre exact, le champ de vision de ma
longue-vue étant si limité et si restreinte la possibilité de la déplacer. Qui
pis est, loin que le ciel fût serein et tranquille, il était déchiré par les
canonnades que les vaisseaux anglais tiraient continuellement sur la petite
armée que Toiras avait rangée en bataille derrière les dunes.
Ces coups de canon, Dieu merci, n’étaient pas tirés à vue et
ne faisaient pas autant de dégâts qu’on aurait pu craindre, mais tuaient qui-cy
qui-là quelques chevaux et les hommes qui les gardaient. Par un apparent
paradoxe qui tenait à la configuration des lieux, mes Suisses et moi qui nous
trouvions si près des Anglais, étant postés en haut des dunes, nous ne courions
pas le moindre péril, à condition de ne pas attirer la mousquetade à trop montrer
le bout du nez. Les boulets, en effet, passaient par-dessus la crête des dunes
et tombaient à bonne distance derrière nous. La seule incommodité dont nous
pâtissions était l’épouvantable noise des canons dont les bouches étaient si
proches de nous. À chaque coup, le tonnerre était si assourdissant qu’il
ébranlait nos nerfs et nous faisait trémuler, sans que nous eussions pourtant
le sentiment déquiétant d’une mort imminente.
Mon œil étant fort las d’avoir fait tant d’efforts pour
voir, je requis Hörner de me remplacer, ce qu’il fit bien volontiers, mais
tandis que je n’avais pas laissé de lui dire sotto voce ce que je
voyais, quand son tour vint de manier la longue-vue, il ne pipa mot, se peut
parce qu’il
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