Le Manuscrit de Grenade
Manuel.
— Nous savons tous les deux que ce n’est pas son cousin… Nous réglerons ce problème plus tard.
Mais le chevalier noir ne semblait pas décidé à quitter la pièce.
— Je connais cette expression. Allons, parle. Qu’as-tu découvert ?
— Je n’ai pas de preuve, juste une intuition. Nous n’avons pas retrouvé doña Isabeau. Elle semble avoir disparu. Le jeune Luis est apparu récemment. Je l’ai croisé deux fois sur la route de Grenade, à la venta abandonnée et au couvent de Santo Domingo. C’est un blond aux yeux verts qui a le même âge que notre rebelle…
— Et nous connaissons le goût d’Isabeau pour le travestissement. Tu as raison. Après avoir dépouillé son confesseur de ses vêtements, elle s’est débrouillée pour voler d’autres habits masculins.
— Je me demande si don Manuel connaît sa véritable identité ?
L’Inquisiteur ferma les paupières quelques secondes, signe chez lui d’une profonde réflexion.
— L’espion préféré de notre souveraine est un homme difficile à cerner, un as de la dissimulation, un vrai caméléon capable d’abuser le plus rusé des brigands. La reine a confiance en lui.
— Cette fois, j’ai l’impression qu’il s’est laissé berner par notre fugitive.
— Très bien ! Nous partons pour Grenade. Demande à Fernando Perez del Pulgar de nous organiser une entrée discrète dans la ville. Nous irons incognito défendre les intérêts de la chrétienté.
Quand les voyageurs débouchèrent sur la place de la Bib al-Rambla, vide et désertique, les premiers rayons du soleil embrasaient les dalles blanches. Sensibles à la beauté du lieu, les demoiselles s’immobilisèrent. L’esplanade était célèbre pour les joutes que s’y livrait la noblesse nazeri lors des fêtes religieuses. De là partaient les ruelles qui s’enfonçaient dans le Grand Bazar.
Pedro, décontenancé, se souvenait d’un endroit grouillant de vie : parfumeurs qui, pour une pièce de monnaie vous odorisaient les mains, colporteurs, mendiants, conteurs, ours enchaînés, devins, montreurs d’ombres chinoises ou vendeurs d’amulettes qui agitaient des têtes d’oiseaux empaillés. Le soir au coucher du soleil, quand les cuisiniers ambulants s’installaient sur la place avec leurs soupes aux lentilles, leurs ragoûts de mouton, leurs pâtisseries qui sentaient l’huile et le miel, leurs poissons frits, leurs saucisses pimentées, les odeurs alléchantes attiraient les estomacs affamés.
Le Grenadin s’arrêta quelques instants pour se repérer, puis il se dirigea vers une allée étroite qui montait en pente douce entre des échoppes.
C’était l’heure où commerçants et artisans enlevaient les volets de bois et s’installaient sur des tabourets devant leurs boutiques, mais on sentait que le cœur n’y était pas. Point de bavardages, de salutations enjouées, de ragots et de potins croustillants qui habituellement démarraient la journée en fanfare. La rue était vide, les clients absents, seuls quelques passants silencieux marchaient d’un pas las, détournant le regard des marchandises exposées. Pourtant les étagères regorgeaient d’étoffes diverses, draps de Flandres, soies et brocarts de Gênes, nappes damassées, laines anglaises, lins de Rouen, cuirs de Cordoue, tapis aux couleurs féeriques, chargées de symboles. Des produits peu utiles en période de disette.
La ville n’était assiégée que depuis quelques semaines, mais déjà l’on ne pensait plus qu’à la nourriture qui bientôt viendrait à manquer. L’on gardait son argent pour remplir ses jarres de farine, d’huile d’olive, de fruits secs, de poissons en saumure, de bœuf séché, d’épices et de grains.
De nombreuses boutiques restaient fermées, leurs contrevents définitivement clos. D’autres béantes, devantures arrachées, vides de leurs étoffes, abritaient des paysans chassés de leurs terres qui vivotaient misérables sous ces toits de fortune. Les propriétaires avaient profité de la trêve pour traverser le détroit et se réfugier en pays berbère. Quelques portefaix, ployant sous des ballots énormes, avançaient muets comme si on leur avait coupé la langue. Les appels étouffés des vendeurs d’eau se mélangeaient aux cliquetis des gobelets de cuivre qui pendaient à leurs ceintures. Grâce à la chaleur, ceux-là avaient encore quelques clients.
Envahi par des souvenirs longtemps enfouis au fond de sa mémoire,
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