Le Manuscrit de Grenade
Pedro, tout en marchant sur la chaussée pavée de minuscules galets polis, disposés de telle sorte que l’on avait l’impression de fouler un tapis de pierres, expliqua à ses amis :
— Nous sommes dans la partie non alimentaire du Grand Bazar. Quand j’étais gamin, je passais des heures à me balader dans ses ruelles, entre deux cours à la medersa.
— Ce n’est pas ainsi que je me représentais le Zacatin dit Yasmin, déçue par le spectacle. C’est lugubre.
— Les habitants savent que leur ville tombera bientôt entre les mains des Espagnols, murmura Myrin. Une grande partie de la communauté juive a plié bagage pour se réfugier de l’autre côté de la Méditerranée. Les Maures, eux, ne se résignent pas à abandonner leur patrie, mais ils ont peur.
De plus en plus anxieux à l’idée de frapper à la porte de sa maison, Pedro adopta un pas plus lent.
— Sommes-nous encore loin de chez toi, demanda Isabeau qui avait senti ses hésitations.
— Non ! La maison est située dans le quartier de l’Albaizin, en haut de la colline, à environ vingt minutes de marche.
Enfin ils arrivèrent à l’entrée d’une venelle tortueuse. Pedro s’arrêta et dit d’une voix enrouée par l’émotion :
— Voici la rue des Gomenez, vieille famille grenadine, dont je suis le descendant.
Ses interlocutrices le regardèrent bouche bée.
— Tu es vraiment un Gomenez ? balbutia Yasmin. Elle avait l’air intimidée par ce nom célèbre dans toute l’Andalousie.
Gêné par les regards des trois demoiselles qui le scrutaient avec insistance, comme un inconnu, Pedro repartit d’un bon pas, soudain pressé de parvenir à destination. Ses ancêtres habitaient déjà Grenade avant l’arrivée des envahisseurs arabes et berbères, quand elle s’appelait Elvira. Au fil des invasions, certains s’étaient convertis au catholicisme, d’autres à l’islam. Sa lignée paternelle était musulmane depuis le IX e siècle.
Un grand mur blanc dégoulinant de bougainvillées rouge sang, une petite porte de bois cloutée, il y était.
Un vieux serviteur courbé par les ans leur ouvrit et les examina d’un air méfiant.
— Que voulez-vous ?
Comme Pedro, incapable de parler, le fixait d’un œil humide, la jeune Mauresque s’empressa de dire en arabe :
— Le maître est revenu chez lui. Il voudrait voir sa mère.
Devant la mine furieuse du vieillard, qui croyait sans doute à une plaisanterie, le converti retrouva sa langue :
— Je suis Karim ! Me laisseras-tu entrer dans la demeure de mes ancêtres, Mustapha ?
En entendant ces mots, le serviteur poussa un cri désarticulé et partit en courant, laissant la porte ouverte. Les fugitifs se faufilèrent à sa suite dans un couloir étroit. Le corridor butait sur un mur aveugle, tournait à droite puis à gauche pour déboucher dans un jardin luxuriant et sauvage. La main du jardinier ne l’avait pas contrarié depuis des lustres. On entendait le ruissellement des fontaines dissimulées sous les feuillages et le chant des oiseaux qui s’égosillaient pour couvrir le coassement provocant des grenouilles.
Quelques minutes plus tard, l’homme revenait, guidant avec précaution une vieille dame aveugle. Malgré son âge, une cinquantaine bien entamée, elle était mince, droite et souple comme un if. Une tête patricienne, un chignon blanc et deux yeux gris qui vous regardaient sans vous voir.
— Es-tu vraiment mon fils Karim ? Approche, que je touche ton visage.
Pâle comme un mort, le guerrier se laissa faire. Les mains tavelées explorèrent longuement les pommettes osseuses, les joues creuses, la barbe rase, le front barré par trois rides parallèles. Comme elle restait silencieuse et indécise, sans doute incapable de retrouver les traits de son enfant dans cette figure façonnée par l’âge et les champs de bataille, il dit d’une voix étouffée.
— Je suis revenu avec des amis pour accomplir la prophétie dont vous me parliez enfant.
Un sourire lumineux éclaira son visage ridé :
— Ainsi tu n’as pas oublié ? Entrez tous, cette demeure est la vôtre.
Deux heures plus tard les invités terminaient un repas frugal, composé d’un sauté de poulet aux citrons confits accompagné de semoule de blé dur, le tout suivi par une salade d’oranges. Après avoir raconté leurs aventures et écouté les souvenirs de leur hôtesse, les voyageurs assis sur des coussins attendaient les conseils avisés de la
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