Le Manuscrit de Grenade
maîtresse de maison.
Pedro contemplait sa mère en ressassant les confidences qu’elle leur avait faites d’une voix étonnamment jeune pour son âge. C’était une noble dame, marquée par le malheur dans sa chair et dans son âme. Depuis son veuvage et la disparition de son fils unique, la princesse Malika s’était réfugiée dans l’étude des textes sacrés des trois religions du Livre. Jusqu’au jour où elle avait perdu la vue.
Le désespoir l’aurait poussé à un acte irrémédiable si un vieil ami ne lui avait alors suggéré de mettre par écrit les histoires que les griots racontaient sur les marchés. Dès lors, sa silhouette élancée, guidée par le neveu de Mustapha, avait parcouru Grenade en quête de fables merveilleuses. Débordant d’imagination, les conteurs brodaient sur de vieilles légendes populaires et les embellissaient grâce aux suggestions de leurs auditeurs, grands ou petits. Elle avait écouté avec plaisir les aventures d’un marin intrépide, les bienfaits et méfaits d’une lampe magique, les malheurs d’une bande de voleurs, consciente de sauver la culture de son peuple.
Après avoir parlé de sa vie, la vieille dame se tourna vers Myrin et lui sourit :
— Dans ma famille aussi nous connaissons la prophétie d’Abraham. Certaines générations y ont cru, d’autres n’y ont vu qu’une amusante fabulette , mais personne ne l’a oubliée. Par où pensez-vous commencer vos recherches ?
— Nous pensions explorer les bibliothèques de la medersa.
La princesse Malika secoua la tête et dit d’un ton paisible :
— Vous perdrez votre temps. Le manuscrit d’Abraham a été gravé dans la pierre et c’est dans la pierre que vous le trouverez !
Surpris par cette affirmation, Pedro sursauta et se tourna vers Myrin. Lui aurait-elle caché quelque chose ? Mais elle semblait aussi désarçonnée que lui.
— Comment pouvez-vous affirmer une chose pareille ?
Mustapha, le vieil intendant, laissa échapper un oh ! de stupeur. Cela faisait longtemps que l’on n’avait pas parlé sur ce ton à sa maîtresse. Pedro étudia le beau visage de sa mère. Elle paraissait amusée par la fougue de Myrin. D’un geste, elle intima à son serviteur l’ordre de se taire, puis elle murmura :
— Répétez-moi le message de Tchalaï de Luz.
— Ma fille bien-aimée, c’est à toi que je confie le lourd fardeau de remplir la mission imposée à notre lignée. Rappelle-toi le chant que je te fredonnais le soir au coucher et qui commence par ces mots : « D’Abraham le béni, entendez la prophétie. » Plongée dans ses souvenirs, Myrin se tut quelques instants. Une lueur étonnée dans le regard, elle s’écria soudain : quand j’étais enfant, maman ajoutait souvent : « Sa prophétie pétrifiée ouvrira les portes de la Jérusalem céleste où les trois grandes religions du Livre pourront vivre en paix. »
— Je savais bien qu’une femme aussi savante que Tchalaï connaissait ce détail.
Pedro s’exclama :
— Pétrifiée !
— J’avais oublié ces paroles, confia Myrin d’un air désolé. Quant à ce mot précis, je ne l’avais même pas remarqué. Connaissant la précision chirurgicale de ma mère, j’aurais dû peser chaque mot.
Elle laissa échapper un long soupir avant de conclure d’un ton déprimé :
— Si cela signifie que le manuscrit est gravé sur l’un des murs de cette ville, nous ne le trouverons jamais avant le 2 janvier 1492 !
Le moral en berne, les quatre compagnons fixaient la vieille dame d’un œil perplexe. Elle déambulait dans la pièce en évitant tous les pièges, meubles, tables basses, poufs, tapis.
Pedro essayait de retrouver la jeune femme qu’il avait adorée, celle qui le bordait chaque soir et le berçait d’une chanson, d’un conte, d’une anecdote amusante. En vain. Il avait occulté son image trop longtemps. Quand la famille d’Isabeau l’avait recueilli, il avait effacé ses souvenirs d’enfance pour ne pas souffrir. Une réussite qu’il regrettait amèrement aujourd’hui en regardant cette silhouette magnifique. Il se sentait heureux et fier de savoir que Malika lui avait donné la vie, mais elle restait une étrangère.
Après avoir fait trois fois le tour du salon, sa mère se rassit et déclara :
— Je connais quelqu’un qui peut vous aider. C’est la mémoire de Grenade. Vous trouverez sa boutique dans le Grand Bazar, juste à côté de la medersa. Ne vous fiez pas au
Weitere Kostenlose Bücher