Le Maréchal Jourdan
terrain
d’entente entre les amis de Sieyès et ceux de Jourdan, d’autant que
celui-ci se déclarait prêt à accepter n’importe quelle forme de régime, pourvu
qu’il garantisse la liberté. Des deux côtés, on y travailla. Mais il semble que pas
plus les républicains que les partisans de Sieyès ne comprirent que Bonaparte poursuivait un
tout autre but : confisquer le pouvoir à des fins personnelles, et que, pour y
parvenir, il était prêt à tout.
Si les républicains se déclaraient favorables à des compromissions pour sauver le régime et
surtout son unité, cette attitude toute de conciliation ne rassurait pas les autres
conspirateurs. Ils savaient qu’ils ne parviendraient pas à convaincre ni à acheter
Jourdan et ses amis trop honnêtes pour se laisser corrompre ou se trahir les uns les autres. De
plus, il était loisible aux républicains de faire appel à une bonne partie de
l’armée où le sentiment républicain restait très fort. Sieyès pouvait compter sur
l’appui d’un seul directeur, Roger Ducos, personnage assez falot. Ils
étaient donc deux contre deux. Barras pouvait faire pencher la balance ; corrompu
comme il l’était, il risquait de se vendre au plus offrant. En réalité, las et
fatigué par cinq années consécutives de pouvoir, il était tout disposé à s’en aller
et, lorsqu’on le lui demanda, il démissionna sans difficulté tout en sachant très
bien quelles seraient les conséquences de son départ.
Afin de déterminer leur ligne de conduite au cas où un accord entre républicains et
conspirateurs pourrait être réalisé, les trois généraux, Jourdan, Augereau et Bernadotte,
tinrent une réunion presque clandestine chez ce dernier, dans les premiers jours de brumaire.
Elle n’aboutit à rien, car Augereau ne voulut pas entendre parler d’une
entente avec celui qu’il appelait un « petit jean-foutre ». À
peu près au même moment, Sieyès et Bonaparte se rencontraient et tombaient d’accord
sur les modalités du coup d’État. Mais chacun des compères entendait réaliser
l’opération à son seul profit et comptait rouler l’autre. Ceux qui
étaient dans le secret donnaient Sieyès favori dans cette course au pouvoir où le frère de
Napoléon, Lucien, président du Conseil des Cinq-Cents, se déclarait ouvertement du côté de
Sieyès.
Jourdan, qui connaissait mal Bonaparte et demeurait plein d’illusions à son sujet,
même s’il éprouvait une certaine méfiance envers l’homme, décida de son
propre chef d’avoir un entretien avec son camarade. Il n’avait pas deviné
l’ambition démesurée, le manque de scrupules et la mauvaise foi de ce Corse qui
avait, par ailleurs, une sorte de génie de l’autorité et de la puissance. Il se
présenta donc inopinément chez lui, rue Chantereine, mais Bonaparte était absent. À son retour,
informé de la démarche de Jourdan, celui-ci comprit qu’il ne pouvait éluder ce
tête-à-tête et il l’invita à dîner, le 16 brumaire (7 novembre).
La conversation qui suivit le repas dura plusieurs heures. En vain, Jourdan tenta
d’offrir à son hôte l’aide des siens pour mettre sur pied un système
politique qui serait proche du Directoire sans en présenter les inconvénients. Bonaparte se
contenta de repousser les propositions en répétant que les amis de Jourdan n’étaient
qu’une minorité (ce qui était exact), sans aucune influence (ce qui était faux), et
qui, par leur programme qu’il qualifiait de sanguinaire, rappelaient 1793. Ils
affolaient le pays que lui, Bonaparte, allait rassurer (là encore, c’était inexact
sauf en ce qui concernait la haute bourgeoisie). Il alla jusqu’à avancer
qu’il était regrettable qu’un homme remarquable comme Jourdan se fût
acoquiné avec de tels individus « qui déshonorent nos
rangs » ! Ils se séparèrent sans avoir rien conclu et Jourdan se retira
désillusionné, amer et inquiet. Il devait faire un résumé de cet entretien dans ses carnets
historiques, publiés un siècle plus tard. Ce récit n’est pas particulièrement
élogieux pour Bonaparte.
À partir de ce moment, comprenant que Sieyès et les siens, et surtout Bonaparte, étaient
prêts à tout, y compris à faire usage de la violence pour usurper le pouvoir, Jourdan décida de
se tenir dans une prudente expectative, d’assister en spectateur à
l’événement qui
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