Le Maréchal Suchet
soixante-dix mille francs par an, ce qui, en une période où certains officiers en demi-solde touchaient cinquante francs par mois, était encore un revenu très appréciable.
De plus, mais de cela Suchet ne se vantait pas, il disposait de capitaux d’une certaine importance, ayant su gérer tout ce qu’il avait reçu avec sagacité et économie.
Il jouissait d’abord de la dot de sa femme, placée en partie dans les affaires de son beau-père à laquelle il se gardait de toucher mais qui procurait d’appréciables revenus. Du fait qu’il était resté de nombreuses années en campagne, il avait pu réaliser des économies, judicieusement placées en rentes et en actions qu’il avait su choisir avec discernement, sélectionnant les valeurs les plus sûres, ne présentant aucun caractère spéculatif. Ainsi, mais il se gardait de le laisser savoir, il était un des deux cents plus gros actionnaires de la Banque de France, les deux cents familles stigmatisées cent cinquante ans plus tard par la gauche qui étaient dès cette époque les véritables dirigeants de la banque donc les inspirateurs de la politique monétaire du royaume.
Il put donc, avec de telles sources de renseignements et grâce à des conseils d’agents de change, choisir (le délit d’initié n’existait pas à cette époque) tant en France qu’à l’étranger les entreprises où il plaçait ses capitaux. Il eut également le loisir de spéculer à coup sûr sur les fonds d’État des différents pays européens. Sur de telles opérations, les gains réalisés n’étaient jamais considérables, car, par prudence, il n’y engageait jamais de trop grosses sommes, mais ils étaient réguliers et sans risques.
Au moment de la négociation générale pour la paix, Suchet crut bon de rappeler au président du Conseil, le duc de Richelieu, que le roi d’Espagne dans l’euphorie de son retour lui avait promis de lui conserver les revenus des pêcheries d’Albufera. Or, il n’en avait plus perçu un seul centime. Il savait du reste que Ferdinand VII en avait disposé en faveur de son frère Don Carlos, mais le maréchal rappela que le traité de 1814 avait stipulé que les donataires devraient toucher leurs revenus jusqu’en mai de cette année-là. Or Suchet avait cessé de les percevoir depuis 1813. Il réclamait donc une compensation de cinq cent mille francs et, pour les pêcheries elles-mêmes, l’attribution d’une rente sur une autre source en Espagne ou en Amérique. Le plus extraordinaire dans cette affaire est que Richelieu accepta de présenter et de soutenir les demandes de Suchet. Mais, sans doute, ne le fit-il pas avec beaucoup de conviction car, oubliant tout ce qu’il avait promis, Ferdinand VII se refusa à verser quoi que ce fût et Suchet, à sa grande déconvenue, n’obtint rien. Ces « déceptions » ne devaient pas, du reste, l’empêcher d’acquérir en 1817 une forêt de deux cents hectares en Haute-Normandie.
Mais cette même année lui apporta une nouvelle des plus désagréables. Son frère, qui occupait pourtant un poste important dans l’administration civile et qui lui devait un peu plus de deux cent quatre-vingt mille francs, car ils avaient « fait des affaires » ensemble, vint lui avouer qu’il était dans l’incapacité de les lui rembourser. Pour tout dire, il était couvert de dettes et pratiquement ruiné. Il avait spéculé de son côté mais en prenant des risques. Il avait perdu de l’argent et avait cru pouvoir se refaire en tentant des placements encore plus hasardeux en particulier dans l’armement maritime. Sentant venir l’orage, sa femme avait demandé et obtenu la séparation de biens. Il était donc, en un sens, à l’abri du besoin.
Cette annonce fut plutôt mal accueillie par le maréchal. Il y eut, semble-t-il, quelques scènes d’explications pénibles entre les deux frères, après quoi leurs relations qui avaient jusqu’alors été excellentes se refroidirent sensiblement et, pendant plusieurs années, ils allaient cesser de se voir. Louis-Gabriel, qui avait tout de même le sens de la famille et qui n’aurait voulu à aucun prix que le déshonneur consécutif à une faillite rejaillît sur celle-ci, c’est-à-dire sur lui, paya les dettes les plus criantes de son frère et, avant la fin de l’année, consentit même à lui « prêter », mais sans trop se faire d’illusions sur les possibilités de remboursement, deux cent cinquante mille francs. Une
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