Le mariage de la licorne
laissa reprendre son souffle, et le jeune homme finit enfin par dire :
— À cause de la bataille, voyons.
— La bataille ?
— Mais oui. Celle de Brignais, dit le jeune homme d’une voix aiguë, frénétique. Vous… vous ne le saviez pas ?
Il n’avait plus du tout l’intention de déplaire à son tourmenteur, qui répondit :
— Non, je l’ignorais. Quand a eu lieu cette bataille ?
— Le 6 avril, monseigneur.
— Et qui l’a emporté ?
— Nous, bien sûr.
— C’est-à-dire ?
— Les chevaliers de France étaient faits comme des rats. Ils nous ont chargés sur une colline pleine d’éboulis. Leurs bêtes se sont brisé les jambes l’une après l’autre.
Louis avait espéré une autre réponse. Découragé, il regardait autour de lui sans rien exprimer de son ressentiment. Pendant combien de temps encore allaient-ils devoir vivre comme des lapins au fond de leur terrier ?
Le jeune routier précisa :
— J’ai fait un détour pour me joindre à d’anciens compagnons qui devaient m’attendre pas très loin d’ici. On s’en va ailleurs. En Espagne, peut-être. À l’heure qu’il est, la trêve entre nous et ceux de France doit être terminée (88) .
— Rien d’autre ?
— Bigre ! Que vous faut-il de plus ?
— Aucune idée. Personne n’est passé par ici depuis des mois. J’y veille.
— Ah ?
— Tes compères sont morts. Il ne reste que toi, dit Louis.
Le jeune homme ne put réprimer un frisson. D’instinct, il sut que ce personnage inquiétant ne mentait pas. Les brigands, les déserteurs, tous les gens de sac et de corde* avaient vite appris à éviter le coin.
— Bon. Alors on y va, dit soudain Louis.
Le géant retira la flèche du bras du jeune homme, qui se mit à saigner abondamment.
— Où ça ? demanda-t-il.
— Par là. Avance, dit Louis.
L’homme en noir l’entraîna plus loin sans se soucier de sa blessure, puis il se retourna pour lui faire face.
— Tu n’aurais pas dû faire ce détour. Il t’a mené jusqu’à moi et en un lieu que ni toi ni tes compagnons ne doivent voir.
Les cris inhumains du malheureux furent entendus jusqu’à l’intérieur de l’abri et en pétrifièrent les occupants.
Il fallut attendre plusieurs heures pour que les grandes personnes vinssent à savoir ce qui s’était passé. Ce fut Toinot qui, le premier, l’apprit par accident en suivant des yeux les acrobaties d’un écureuil dans un arbre alors qu’il se dégourdissait un peu les jambes au cours d’une promenade. Son regard s’abaissa sur la corde et sur le pendu. Le jeune Breton avait cessé de se débattre depuis peu et avait uriné par terre. Deux orbites sanglantes béaient là où eussent dû être ses yeux. Les jeunes feuilles bruissaient gaiement au-dessus de sa tête.
Chapitre VIII
Un règne nouveau
Hiscoutine, juin 1362
Après la bataille de Brignais, les Tard-Venus étaient partis. La plupart d’entre eux avaient rallié les grandes compagnies de routiers en Espagne ; d’autres groupes s’étaient simplement démantelés. Les bandits isolés qui restaient, s’il y en avait, avaient appris à éviter les environs d’Aspremont et d’Hiscoutine.
Malades et à demi morts de faim, les rescapés de l’abri revinrent dans un hameau en ruine. La plupart des chaumières avaient été incendiées. Celles qui tenaient encore bon avaient été pillées. Il n’y restait pas même un tabouret pour s’asseoir. Il n’y avait plus rien à manger. Le temps des semailles était passé et le treuil du puits, qui était presque entièrement dissimulé derrière un rideau d’herbes folles, avait été arraché. Tout le monde se mit bravement au travail pour réparer les dégâts. Il n’y avait pas d’autre solution si on voulait éviter la famine.
Le manoir avait lui aussi résisté, mais il était sens dessus dessous. Il y avait tellement de poussière en suspension dans l’air qu’on avait l’impression qu’il s’agissait plutôt de fumée. Les parchemins huilés des fenêtres avaient été crevés et, suspendu à son unique penture, l’un des volets claquait. On eût dit que la maison était à l’abandon depuis quinze ans. Des insectes et des rongeurs de tout acabit y avaient élu domicile en dépit des nombreux chats qui y patrouillaient à l’aise. Un couple d’hirondelles logeait sous les combles. Les parquets étaient partout constellés de boue séchée, de débris, de tessons de vaisselle brisée, de
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