Le mariage de la licorne
relâche.
Tard ce soir-là, alors que tout le monde était déjà au lit, Lionel veillait à la cuisine avec Margot et une seule chandelle. Le moine n’arrivait pas à trouver le sommeil dans sa belle chambre tout en ordre.
— Il est insaisissable. Je peux m’adresser à lui comme je l’ai fait pendant un jour entier sans parvenir à lui soutirer autre chose que des fragments de mots. C’est extrêmement gênant pour qui n’est pas aussi opiniâtre que moi. Il détient là une arme très efficace pour décourager des interlocuteurs embarrassants.
— Ne me parlez pas d’arme, je vous en supplie, chuchota Margot en jetant un regard effrayé vers la porte. Il ne m’a pas quittée des yeux tout à l’heure. Je me suis sentie scrutée jusqu’à l’âme. On dirait que mes pensées me sont dessinées dans la figure. Croyez-vous qu’il me soupçonne de quelque chose ?
— Voyons, ma bonne Margot, de quoi pourrait-il te soupçonner ?
— J’en sais trop rien. Ses yeux sont tellement… Ils m’agacent de plus en plus. Cette fixité dans son regard…
— Mais tu sais bien que c’est une manie chez lui. Il se comporte ainsi avec tout le monde. Mais je vois ce que tu veux dire. Il y a effectivement quelque chose de magnétique dans son regard, et parfois cela me fait un petit peu peur, à moi aussi. Il n’est pas évident de faire la distinction entre ce qu’expriment les yeux d’un mystique et ce que disent ceux d’un homme cruel, parfois à demi fou. Je crois que tout tient dans la présence ou dans l’absence de chaleur.
— En tout cas, il n’y a certainement pas de chaleur dans ces yeux-là.
— Non. Non, hélas ! Mais j’ai constaté qu’en plus de ses dispositions physiques naturelles, qui ont un effet négatif sur la plupart de ses interlocuteurs, à cause du manque d’humanité, de la froideur de son visage, le maître a su développer une technique qui amplifie son pouvoir. On le craint, certes, mais nombreux sont ceux qu’il attire aussi. L’un et l’autre phénomènes lui servent de bouclier.
— Vous croyez toujours vraiment qu’il a peur ?
— Est-ce le résultat d’un esprit déficient ou d’une sensibilité reniée ? Manque-t-il de l’une ou l’autre des quatre humeurs plutôt que d’une certaine conscience ? Ou encore serait-ce qu’il possède un sens dont les autres, dont nous-mêmes, sommes dépourvus ? Quelle que soit la réponse, oui, je crois qu’il a peur. Il est de ceux qui supportent mal la vie.
Sam examina de plus près l’étude du père Lionel. Elle constituait un univers en soi. Dans un coin trônait un sablier. Le moine avait un jour avoué son rêve de voir une horloge, l’une de ces « machines à temps », comme les appelait Louis, régner du haut d’un beffroi au village. Le sablier ouvragé était entouré de nombreux petits instruments et de pots remplis de mystérieuses substances. Il se croyait presque dans la pharmacie défendue de Louis. Le moine dit :
— La parabole des talents nous enseigne que le Seigneur compte sur nous pour améliorer Sa création, pour la faire également nôtre, en quelque sorte, ce qui est, à mon avis, une précieuse marque de confiance de Sa part. Et tu détiens l’un des moyens qui nous ont été octroyés pour y parvenir. Il y a de l’avenir pour toi là-dedans, Samuel, tu peux me croire.
— Moi ? Mais je ne veux pas me faire moine.
— Il n’est pas question de ça non plus. Je te parle d’art et non de vocation religieuse. Oui, je sais : à l’origine, les enluminures étaient surtout faites par des moines. Elles ne servaient qu’à enjoliver des ouvrages religieux comme des copies des Saintes Écritures ou des livres d’heures. Elles constituent le moyen le plus plaisant pour l’œil de repérer facilement un début d’évangile, par exemple. Enfin. Regarde toi-même. Ici, dans ma modeste bibliothèque, tu trouveras, outre les livres pieux, nombre d’ouvrages profanes sur la vie des saints et des romans d’amour courtois ou de chevalerie. Ah ! bénie soit la gloire à jamais enfuie de ces grandes œuvres ! J’ai même quelque part par là un excellent recueil de lais. Eh bien, plusieurs de ces livres sont eux aussi magnifiquement illustrés. Et si ces objets précieux ont depuis toujours été l’apanage des moines, l’élite a fini par avoir droit à sa part. Quelques riches laïcs, marchands fortunés, hommes de Cour, nobles de tout acabit, peuvent se les offrir.
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