Le mariage de la licorne
silencieux. Louis n’osa s’asseoir.
Isabeau interrompit brusquement les péroraisons du roi, qui faisait comme si de rien n’était :
— Est-ce une plaisanterie ? demanda-t-elle entre ses dents très blanches que dévoilait un sourire contraint.
— Pas du tout, ma chère, répondit-il avec légèreté. Je l’ai invité. Il leva bien haut son gobelet de vin et annonça distinctement pour que tous pussent l’entendre :
— Ah, Baillehache, mon ami. Mettez-vous à l’aise, allez. N’attendez pas de prendre racine.
Louis s’inclina et s’approcha à contrecœur. Il regarda à peine autour de lui en prenant place silencieusement et en hâte, dans une tentative vaine de se faire oublier le plus vite possible. Le roi se rassit, un sourire malicieux toujours dessiné sur les lèvres. Le bourreau baissa les yeux. Il porta des doigts rudes aux franges de l’aristocratique nappe bordée par un liséré bleu. Elle était faite d’un tissu damassé importé d’Orient. Isabeau d’Harcourt le salua vaguement et se pencha, pour chuchoter à l’oreille de Charles :
— Mais c’est un bourrel*.
— Précisément. C’est l’exécuteur de Caen. Un homme remarquable.
Charles se régalait. Une vague de répulsion s’étira du milieu de la table d’honneur jusqu’au bout de la salle.
Les habits noirs de l’exécuteur défiaient, par leur terrifiante sobriété et ce qu’elle représentait, tous ces gens endimanchés dans leurs tenues extravagantes, serrées et courtes, souvent mi-parties de deux couleurs très voyantes. Les gens portaient des poulaines dont le bout recourbé à outrance leur donnait quelque chose du scorpion. Beaucoup portaient leurs cheveux longs en queue et avaient laissé pousser leur barbe. Les têtes des femmes s’ornaient de coiffures encombrantes, chargées de rubans. Leurs manières amidonnées n’arrivaient pas à faire oublier leurs regards matois ou éteints, ni leurs corps flasques sous leurs atours étincelants. Tout cela contrastait avec l’économie et la souplesse des mouvements de Louis qui communiquaient une discrétion toute féline, élégante, racée quoique peu rassurante, à son incontestable force physique. Il tenait du tigre, non pas du charognard.
Le seul voisin de Louis était un évêque grisonnant vêtu de vert, assis à sa gauche. Son teint cireux lui donnait l’allure d’un poireau fraîchement cueilli pour le banquet. En bon chrétien, il lui fit un signe de tête poli.
Un certain calme s’instaura pendant que les derniers retardataires achevaient de prendre place. Certains jetaient occasionnellement un coup d’œil en direction de la table d’honneur, comme s’ils s’attendaient d’un instant à l’autre à voir Louis se mettre à dévorer un cuissot d’évêque. Ce dernier dit soudain :
— Vous inspirez la crainte, mon fils. Triste nécessité de l’autorité séculière.
Louis le regarda sans répondre : deux trios de serviteurs avaient commencé à circuler, s’arrêtant auprès de chaque convive. Le premier de chaque équipe tenait un aquamanile en terre cuite rempli d’eau parfumée, dans laquelle flottaient de jolis pétales colorés, qu’il versait sur les mains qu’on lui présentait. Le second serviteur de chaque trio tenait au-dessous un bassin qui recueillait l’eau, et le troisième tendait une serviette au dîneur pour lui permettre de s’essuyer. Les équipes partirent du centre, en commençant par le roi, et se rendirent d’abord chacune à une extrémité des tables. Le repas allait bientôt commencer.
— Votre canne. Reprenez-la, je vous prie, dit sévèrement l’ecclésiastique qui regardait fixement Louis de ses yeux exorbités.
La canne rouge du bourreau s’était accidentellement appuyée contre la cuisse de l’évêque. Louis la reprit et se baissa pour la glisser sous le banc.
— Faites excuse, dit-il.
Les serviteurs arrivèrent à temps pour distraire l’homme d’Église. Il lava ses mains tremblantes sous le regard indifférent du bourreau qui attendait son tour. On avait recommandé aux serviteurs de terminer le cérémonial du lavage des mains avec lui, sinon personne n’aurait plus voulu toucher à la serviette désormais passablement humide. L’évêque eut le temps de remarquer que les mains calleuses du bourreau étaient propres et que ses ongles étaient mieux curés que ceux de bien des nobles présents. Il dit :
— Mon fils, je constate que vous prenez grand soin de
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