Le mariage de la licorne
deux personnes et non pas une seule. Vous me ferez aussi mal à moi, comprenez-vous ? À moi qui ne vous ai rien fait…
— Tous les criminels font du mal à leur famille.
— Mais vous ne comprenez pas. C’est à vous que je pense.
— À moi ?
— Ce que j’essaie de vous dire, c’est… Je ne peux supporter l’idée de vous savoir à l’œuvre. Pas maintenant que je vous connais un peu mieux. Louis, je vous aime.
L’aveu l’estomaqua. Il fut à ce point pris au dépourvu qu’Isabeau parvint enfin à le rapprocher suffisamment d’elle pour s’agripper à ses vêtements ajustés. Elle avait peur de ce qu’elle venait de dire. C’était avouer sa vulnérabilité, se montrer perméable à un désir qu’elle eût dû réprimer, ignorer à tout prix. Rien n’était plus dangereux que l’amour pour une femme de tête. On se laissait trop faiblement aller à y goûter comme à l’un de ces champignons qui donnent eux aussi la mort. Des champignons irrésistibles, attrayants comme des jouets d’enfant et qui naissent en un instant au plus secret de la nuit.
— Non, arrêtez, dit Louis d’un ton abrasif.
Une poigne ferme se referma autour des bras d’Isabeau et l’éloigna de ce corps qui, elle s’en apercevait, n’avait manifesté aucune réaction de désir. Comme au soir du banquet. Était-il donc en mesure de se maîtriser à ce point ? C’était démoniaque. Le bourreau la regarda intensément et dit :
— Partez. Cela vaut mieux.
Pour la première et unique fois de sa vie, la dame fut raccompagnée à la porte avec une prévenance presque inquiétante. Isabeau était trop saisie : elle se laissa faire. Elle n’éclata en sanglots qu’une fois de retour dans ses propres quartiers.
*
Dans la salle d’audience, Charles de Navarre pianotait avec impatience sur le bras sculpté de sa cathèdre*. Sur sa tête brillait une couronne en or magnifiquement ouvragée et constellée de pierreries. Il était enveloppé d’un manteau de velours azur semé de fleurs de lys en fils d’or. Les bords en étaient garnis d’hermine. Dans la salle étaient regroupés une douzaine de dignitaires : conseillers, clercs et membres de la famille royale. Une Isabeau tremblante se tenait parmi eux. L’homme entravé qui se tenait devant l’estrade, où siégeait le petit roi, courbait l’échine, et ses yeux rougis ne se posaient que rarement sur Charles, qui ne prêtait qu’une oreille distraite à ses explications évasives. Il devenait de plus en plus évident pour tous ceux qui assistaient à l’audience que l’accusé s’adressait non pas au roi, mais à l’homme qui se tenait debout, bras croisés, à la droite de la cathèdre*. Lui écoutait attentivement, sans le quitter de son regard perçant. Il imposait un respect qui eût dû échoir au roi, ce dont il ne semblait pas avoir conscience. Charles, quant à lui, souriait, satisfait de l’effet produit par la présence sinistre du bourreau se tenant à ses côtés tel un gardien maléfique. C’était cet effet-là qu’il avait souhaité. Il dit :
— Philippe, Sa Majesté la reine affirme avoir reçu votre page à Vernon. Veuillez m’expliquer ce qu’il y faisait et ce qu’il y fait toujours.
— Mais, Votre Majesté, puisque je vous dis que je n’en sais rien ! Je lui avais donné congé et… et voilà. C’est par vous que j’ai appris où il est allé. Il ne m’a rien dit, à moi.
Le roi tourna la tête et fronça ses sourcils charbonneux. Dans son visage de plâtre, ses yeux noirs se découpaient comme sur un masque.
— Baillehache ! appela-t-il.
— Sire, dit le colosse qui se détacha de son coin vaguement ombreux pour faire face au roi avant de s’incliner.
— Va faire ton devoir, dit le roi.
— Bien, sire.
Louis nota ce nouveau tutoiement. Il ne sut qu’en penser. Il se détourna et descendit de l’estrade. Il prit d’Asnières par son bras valide, l’autre étant immobilisé dans des attelles, et l’emmena sans un seul regard pour Isabeau d’Harcourt.
— Non ! Grâce ! Ma tante, faites quelque chose, supplia le jeune homme.
Charles dit à sa maîtresse :
— Ne vous inquiétez pas, m’amie. Il s’agit seulement de la question préparatoire. Une formalité. Louis le conduit à la salle des tortures où il se contentera de lui montrer sa panoplie d’instruments effrayants et de lui en expliquer l’usage.
— Avancez, messire, avancez, dit Louis d’une voix calme,
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