Le mariage de la licorne
savait pas quoi faire de lui-même en attendant le début de la célébration. Le père Lionel, occupé à sonner la cloche à toute volée, ne lui était d’aucun secours. Il se demanda si on s’attendait de lui qu’il priât. Pour ne prendre aucun risque, il inclina respectueusement sa tête pour le moment vidée de toute pensée utile.
On s’apprêtait à le fiancer, lui. Telle avait été la seule réflexion qui l’avait hanté au cours des dernières semaines, voire des derniers mois. Son seul réconfort était de songer qu’il s’agissait d’une pratique commune, surtout chez les nobles, de marier des enfants entre eux ou l’un d’eux avec un adulte. Ce genre d’union visait d’abord et avant tout à sceller une quelconque entente dont les termes étaient le plus souvent davantage pécuniaires que charnels. Il n’allait rien se passer avant plusieurs années encore. On n’attendait rien d’autre de lui ce soir-là que le verba de futuro dont avait parlé le moine, c’est-à-dire l’échange des promesses de mariage devant témoins. Ce n’était que cela, les fiançailles. Une promesse. Mais c’était une promesse, et l’on attendait de lui qu’il la tînt. Les fiançailles, par leur caractère d’engagement, avaient presque autant d’importance que le mariage lui-même. À présent que la chose était imminente, il se trouvait incapable d’y accorder toute l’attention requise.
Lorsque le père Lionel revint derrière l’autel pour se parer de son étole, avant de retourner à l’arrière et d’accueillir les fidèles qui affluaient en plus grand nombre, le futur promis posa un regard distrait sur les lourds arcs romans et sur le grand crucifix qui dominait l’assemblée de ses bras en pierre antique sommairement sculptés. On aurait dit un objet de piété tout juste extrait de la pierre, et le visage du Christ, à peine ébauché, aurait pu représenter n’importe qui. Le père Lionel aimait ce crucifix.
« À quoi peut-il bien réfléchir en ce moment, cet homme qui ne connaît que trop bien la manière dont a trépassé Notre-Seigneur ? » se demanda le célébrant.
Un bruissement subit fit sursauter Louis. Il se leva précipitamment pour accueillir Jehanne, qui lui sourit nerveusement avant de grimper sur sa cathèdre*. Le visage de l’enfant était grave et pâle. Elle avait dû passer la journée à se mordiller les lèvres, car elles étaient gercées. Sa mise impeccable, ses vêtements neufs et trop beaux intimidaient la petite fiancée, l’emprisonnaient comme l’eût fait un carcan empesé. Elle aurait aimé pouvoir être comme Louis, de qui on n’attendait naturellement rien d’autre que de le voir arborer ses inévitables habits noirs, qu’il savait porter avec une dignité d’aristocrate. Il n’était ceint que de sa dague, la main droite serrée sous le pommeau de sa canne.
Soudain, à l’entrée solennelle du célébrant, une menotte glacée se faufila doucement dans sa main libre. Éberlué, Louis inclina la tête vers Jehanne, mais ne fit rien. Le père Lionel tourna le dos à l’assemblée et commença la cérémonie d’une voix vacillante. Il venait de voir le couple, là, juste devant lui. Et il se dit : « Comme ils sont dissemblables. Suis-je en train de commettre une erreur ? Est-ce que je m’apprête à livrer cette enfant innocente à un démon ? » Le doute était affreux, d’autant plus puissant et tenace qu’il allait sous peu être trop tard pour faire demi-tour. En levant les yeux sur le vieux retable* taché par les moisissures, il se mit à prier avec une ferveur renouvelée. Sa propre voix intérieure répondit : « Pourtant, non. C’est impossible. Par la grâce de Dieu, j’avais vu juste. Ce ne sont que les émotions qui m’égarent et j’oublie le plus important. J’oublie ce qui m’a ramené en ces lieux : la pureté de Jehanne désarme le mal. »
Louis était pétrifié par le visage d’ange levé vers lui. Les prunelles distillaient pour lui leur poussière d’arc-en-ciel à travers la merveilleuse transparence d’une pluie d’été. Il n’osait bouger ni se défaire de l’emprise qu’avait sur la sienne la petite main à présent tiédie de Jehanne. Louis se sentait dépourvu comme jamais dans sa vie. Il avait peur d’elle. « Je ne sais pas ce qui m’arrive. Elle, je serais incapable de la détruire. »
Du haut de Son ciel de pierre noircie par des siècles d’encens et par la fumée des
Weitere Kostenlose Bücher