Le marquis des Éperviers
regards acharnés à labourer le fond de votre trouble… J’ai hésité quelques secondes puis, lorsque je me résolus à accomplir le seul geste convenable, j’entends mon marquis qui hurle : « Êtes-vous devenu fou, chevalier ? On ne s’abaisse pas à cela. Je vous ordonne de cesser ! » Il s’était retourné à grand renfort d’éperons pour venir m’empêcher de poursuivre… L’homme buvait et j’étais satisfait car, dès cette seconde, fort curieusement, gagné par le sentiment de paix qu’éprouvent tous les justes, je me souciais fort peu de ce qui devait résulter de ma désobéissance. L’effroi me gagnait plutôt à voir soixante mains décharnées se tendre vers moi et à entendre la plainte sans haleine des voix qui me suppliaient. « Vous voyez ce qui arrive par votre faute… Cessez immédiatement, je vous l’ordonne à nouveau ! » vociférait de plus belle Appoigny, porté comme hors de lui. Constatant que je n’obéissais pas, il se tourne vers les gardes qui restaient accrochés à ses basques, la mine éteinte, le fouet ballant. Du même ton excédé, il leur crie : « Faites donc quelque chose, maroufles ! » Alors ces diables d’hommes, ravivés dans leur fureur et couverts par un ordre supérieur, foncent avec leurs chevaux au travers de la grappe des prisonniers. Les mots m’ont souvent manqué lorsque j’ai voulu, depuis, peindre l’épouvante de ce qui suivit. Je vis, pétrifié, des lanières de cuir siffler en emportant des copeaux de chair et ne pas parvenir cependant à faire s’abaisser les bras qui demeuraient tendus vers moi. Tout à coup, suprême horreur, dans la lumière à cette heure si violente et si à plomb tombante, se leva la froide lueur d’un sabre. C’était bien autre chose, l’hallucinant venait le disputer à l’insupportable… Trois fois la lame retomba. Elle fit jaillir le sang, sans réduire tout de suite le cri et l’effort des enchaînés. Déjà d’autres gardes, le visage barbouillé de haine, accouraient en articulant des cris féroces. Mais que pouvaient des mains nues et affaiblies contre le piétinement des chevaux devenus furieux, contre les coups redoublés de fondrières et d’éperons ? Les bagnards assommés, couverts de plaies béantes, s’écroulèrent bientôt en un tas informe de chairs et de guenilles que les cavaliers continuèrent de flageller sans nécessité. Seul le premier des hommes à s’être jeté contre moi étreignait encore ma botte qui ruisselait de sang. Il venait d’expirer. Un grand coup de sabre porté à la naissance du cou lui avait emporté la moitié de la tête. Je tremble encore lorsque je repense à l’instant où je constatais sa mort. La stupeur me rendit sans doute à ce moment tout à fait sourd car je n’ai plus de souvenir de la fureur de mon marquis qui, pourtant, défaillait presque de colère… Et savez-vous comment on s’y prit pour ôter ce corps sans vie de la chaîne des condamnés ?
– Non, balbutia Victor qui s’attendait à plus d’horreur encore.
– Eh bien ! l’un des gardes s’avança avec son arme nue. De quatre coups bien appliqués, il fit sauter les mains et les pieds du malheureux, juste à l’endroit déjà bleui où la meurtrissure des fers semblait avoir réservé ce sinistre découpage.
– Ah ! chevalier, s’écria Victor, que voilà un effroyable récit !… Moi, j’aurais fui, je n’aurais jamais eu votre courage.
– Vous le croyez, trancha Maximilien, mais je sais que, pris dans le tourbillon des mêmes circonstances, vous auriez agi exactement comme je l’ai fait.
– Et que vous a valu ensuite votre geste ?
– Bien des ennuis !… Mon père, rappelé du fond de sa campagne pour comparaître devant monsieur d’Hozier. Moi, blâmé dans les formes et mon renvoi différé seulement en considération de l’honorabilité de ma famille. Ma réputation professionnelle n’a été sauvée depuis que par mon application à bien faire et par le décès de ce marquis d’Appoigny qui ne cessa, le restant de sa vie, de me poursuivre de sa vindicte. Il proclamait partout que je finirais par susciter des séditions… Il en fit tant que ceux qui me voyaient si travailleur, si repentant, en un mot si désireux de faire oublier mon esclandre, finissaient par lui rire au nez.
– Et après ce drame, reprit Victor, n’avez-vous plus jamais levé votre bras pour empêcher que se commettent d’autres crimes ?
Le chevalier, l’espace d’une seconde,
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