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Le marquis des Éperviers

Le marquis des Éperviers

Titel: Le marquis des Éperviers Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean-Paul Desprat
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radicales. Je sais plusieurs personnes, hérissées comme moi par le spectacle de l’injustice, qui s’y sont résolues… Sans aller si loin, il est des actes quotidiens de courage. Ainsi, tout à l’heure, en sauvant cette enfant promise à la corde, ai-je eu le sentiment d’avoir à ma mesure combattu la bestialité… Je vous ai d’ailleurs suffisamment observé, tandis que ces brigands nous tenaient tête, pour savoir avec quelle flamme vous souhaitiez, vous aussi, que l’humanité triomphât !
    – Oui, chevalier, et sauf à nous mépriser nous-mêmes, il n’y avait pas d’autre attitude possible à Brive… Mais c’est égal, je ne soupçonnais pas jusqu’où peut se porter la férocité de certains hommes.
    – Voici, en effet, une découverte qui ne laisse pas d’impressionner… Je vous étonnerai peut-être en vous avouant que ce goût amer est venu sur mes lèvres quand j’ai rencontré pour la première fois la chaîne d’une chiourme 26 .
    – Quoi ! se récria Victor, le spectacle de ces misérables qu’on mène aux galères, à cause de leurs crimes affreux, a pu vous émouvoir ?
    Carresse répondit à cette exclamation par un regard enflammé qui parut à son compagnon capable de démêler les secrets renfermés dans son âme.
    – Sont-ce d’affreux crimes que voler du pain pour des enfants qui ont faim ? Sont-ce des crimes que les crimes de conscience ? insista-t-il comme s’il avait la connaissance du drame que vivait son voisin, vous ne parlez ainsi que parce que vous n’avez jamais vu encore ces colonnes de malheureux roués de coups par les brutes qui leur servent de gardes… Je vous raconte mon histoire car elle en vaut la peine : j’avais à peu près votre âge, je me trouvais à Orléans en compagnie d’un certain marquis d’Appoigny, homme rigide avec qui j’apprenais mon métier. Nous venions de quitter la ville après un bon dîner, suivis d’un secrétaire qui tirait un mulet chargé de nos bagages. Il était trois heures de l’après-midi, par une journée aussi torride que celle-ci, lorsque, dans un halo de poussière, nous vîmes se dessiner la file des galériens. Elle s’était, pour mieux dire, signalée depuis un moment par le râle continu poussé par trente poitrines exténuées que ne parvenait pas à couvrir un épouvantable entrechoquement de fers. Ces hommes – c’étaient des doubles-chaînes 27 – avaient été punis parce que, dès avoir quitté la Tournelle de Paris où ils avaient été ferrés, l’un d’entre eux par bravade avait regardé une femme et lui avait crié je ne sais quoi d’indécent. Mais, me direz-vous, comment pouvait-on encore punir des êtres déjà si bassement ravalés ? Eh bien ! cela se peut… On les avait fait marcher depuis la veille, sans une halte, sans une gorgée d’eau, sous la claquade incessante du fouet… Nous commençons à croiser la horde de ces malchanceux. La plupart gisaient à terre, la camisole lacérée, le dos rouge de sang. Ceux qui faisaient effort pour se soutenir dans l’espoir de n’être pas battus, titubaient en soulevant les chaînes qui labouraient leurs épaules ou déchiraient leurs mains. Le marquis, qui allait devant, passait sans s’émouvoir ; moi j’étais glacé d’horreur. Soudain, l’un de ces pauvres hères, qui venait de voir briller à ma selle une gourde d’acier et qui m’était apparu sur le moment très âgé parce que la douleur, la fatigue, l’épuisement, en avaient fait avant l’heure un vieillard, se jeta furieusement contre ma cuisse en faisant chavirer l’entière colonne de ses compagnons. Ses cheveux gris hirsutes, sa maigreur d’épouvante, ses yeux exorbités dont jamais depuis je n’ai pu oublier la détresse, lui donnaient l’apparence du cadavre qu’on vient de défouir. Il voulait agripper cet objet qui le narguait par sa brillance mais ses doigts demeuraient gourds. Il ne put rien faire d’autre, pendant un long moment, que me le désigner avec des grognements de bête. Moi je restais à le fixer, anéanti par le peu d’expérience que j’avais de choses aussi rudes… Qu’auriez-vous fait vous-même dans cette circonstance ?
    – J’aurais donné à boire à cet homme, répondit d’un trait Victor.
    – Voyez, reprit le chevalier, c’est ce qui vient tout naturellement à l’esprit. Sachez pourtant qu’il y a loin de l’intention au geste, particulièrement lorsqu’on se sent, comme je l’étais alors, assailli par cent

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