Le marquis des Éperviers
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– Car, sac à papiers ! je n’ai jamais vu un tel désordre ici depuis bientôt deux ans que Monsieur, le père de notre maître, a déserté.
Le petit château de Colombes, cadeau de feu le frère du roi à sa femme, sans comparaison de taille avec les autres demeures de la famille d’Orléans telles que Saint-Cloud, Blois ou Villers-Cotterêts, tenait plus à l’agrément du vide-bouteilles d’un bourgeois qu’au luxe d’un palais princier. Madame, qui s’était retirée là dans les rares moments de crise et de doute où les difficultés de son domestique l’avaient emporté chez elle sur le goût de vivre à la cour, était satisfaite d’avoir su dénicher, si près de Versailles, cet endroit pour elle seule dont elle avait fait un lieu de méditation moins austère qu’un couvent.
Le carrosse des Thésut fut à midi à la grille ouvrant du côté du village de Colombes, qui fut incontinent franchie lorsqu’un vieux capitaine des gardes eut reconnu, derrière la vitre, le frère du secrétaire des commandements de son maître. Une simple allée de lie de vin épandue menait jusqu’à un imposant pavillon de briques renfermant un vestibule ovale parcouru du flux chamarré et véloce qui signale partout la présence de membres de la famille royale. C’était un mélange de gens de livrée, de gardes portant l’épée ou la pique, d’huissiers à tristes figures posées sur des fraises de l’ancien temps qui s’essayaient à contenir dans l’exiguïté du lieu tout cet industrieux débordement de ruche.
Comme l’avait annoncé l’abbé de Thésut, Madame, dès qu’elle connut le nom de ses visiteurs, donna l’ordre de les introduire à l’étage dans un cabinet lambrissé de grosses fleurs des champs où elle parut peu après, flanquée de deux des dames de sa maison : la maréchale de Clérambault et la comtesse de Beuvron.
C’était, nous l’avons dit, un être sans grâce et certainement la princesse la plus irrémédiablement laide de son temps par toute l’Europe. On figurera à peu près ce qu’elle était en imaginant le cou du Minotaure planté sur quelque dame-jeanne ou mieux, pour reprendre la description sans complaisance qu’elle faisait d’elle-même à ses cousins allemands, « un dé à coudre renversé » voire « quelque grosse pagode hissée sur deux souliers ». Ajoutez à cela une peau granuleuse et rouge, des cheveux devenus rares qui tiraient sur le jaune ; mais toute cette accumulation de traits ingrats transfigurée par un air de majesté proprement ébouriffant. Sempiternellement roulée dans de lourds manteaux de velours qui prenaient sur elle des allures de voiles de hauban gonflées par la tempête, elle repoussait tout goût de l’affiquet pour ne s’en tenir qu’à des commodités éprouvées : robes amples posées sur quatre ou cinq jupons fourrés, cravates de zibeline pour se garder des vents coulis de Versailles, talons bas enfin pour éviter de se tordre la cheville comme cela survenait à tout instant aux coquettes.
Ce n’est que depuis la mort de son mari que Madame avait commencé à éprouver le plaisir d’être en France. Après trente ans de vexations presque ininterrompues, débarrassée en un jour de la cabale des mignons de Monsieur, autorisée par le roi, qui s’était effrayé de ses clameurs, à ne point partir s’enfermer dans le couvent de son douaire de Montargis assigné par son contrat de mariage dans le cas de veuvage, elle avait entrepris de vivre à sa guise, c’est-à-dire en Allemande. Tapie dans ses appartements, réglant les querelles que ses dix épagneuls entretenaient en permanence avec sa guenon et son perroquet, se gorgeant de bière de Hambourg et faisant son régal de saucisses aux choux qui empestaient jusque dans les galeries, elle passait le gros de son temps à caqueter ou écrire, continuant, par ses lettres à sa fille mariée en Lorraine et à son vaste cousinage européen, d’entretenir un réseau de commérages et de nobles pensées qui ne faisait pas toujours bon ménage avec la politique de son beau-frère. Elle avait rappelé près d’elle tout un cercle de gens que Monsieur, par jalousie, s’était ingénié à éloigner ; la maréchale de Clérambault et la comtesse de Beuvron étaient du nombre, femmes aussi extravagantes et hautes en couleur qu’elle mais très bonnes et sûres amies. La première était la seule qu’on vît à la cour porter encore un masque en toutes occasions :
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