Le marquis des Éperviers
intervint à son tour l’abbé, puis-je en témoignage de l’estime qu’avait fait naître entre nous cette charge, vous poser une question qui vient me brûler les lèvres ?
– Allez ! soupira Madame, ne suis-je pas ici pour tout entendre ?
– Dans quelle relation vit votre fils avec mademoiselle de Grandville, Altesse ?
Un franc sourire vint illuminer la grosse figure de la princesse.
– Voici bien le plus étonnant de l’affaire, cher abbé, le duc se conduit avec Clémire ni plus ni moins qu’un frère avec sa sœur… Il ne cesse de l’entretenir de tout ce qui lui passe par la tête ; il lui demande des lectures et ne goûte rien de plus extravagant que se promener pendant des heures, dans le parc ravagé par l’hiver, en la menant par le bras. Il joue avec elle au hocca près de la cheminée. Il prend un soin jaloux de sa toilette, de son ouvrage, de ce qu’elle lit. Il s’est même mis en tête de lui apprendre le peu qu’il connaît du violon et de l’écriture musicale… De tout cela, messieurs, tant je suis satisfaite, j’ai peine à croire mes yeux… Ils sont si beaux ensemble !
L’abbé et le conseiller, que gagnait l’effarement à entendre ces peu vraisemblables fadaises, échangèrent un regard affligé.
– Mais alors, Altesse, s’exclama monsieur Davignon en haussant le ton pour ressaisir le fil de l’attention de son interlocutrice, si votre fils aime Clémire d’un amour à ce point chaste, il ne devrait faire aucune difficulté pour la rendre à celui qui a sa foi.
– Détrompez-vous ! répliqua la duchesse péremptoire, en dépit de la pureté de ses sentiments, je ne l’ai jamais vu aussi jaloux. Il en est, c’est certain, bien plus coiffé que de la Séry 244 !
– Qu’il me soit permis de représenter autre chose, renchérit l’abbé en s’avançant d’un pas, depuis bientôt un mois que le duc est ici, la Maison d’Orléans se trouve privée de chef. Toutes nos affaires vont à vau-l’eau, rien ne se décide… Bientôt partout nos ennemis relèveront la tête.
– Que nous chaut la Maison d’Orléans tandis que nous vivons heureux ! se récria Madame avec un mouvement d’impatience.
L’abbé, que le cri de la mère de son maître venait de flageller, s’obstina malgré tout :
– La cour s’inquiétera bientôt de votre retraite.
– C’est fait ! le roi a envoyé un chambellan quérir de nos nouvelles et nous avons fait répondre que nous traînions la grippe.
– Ils reviendront ! s’opiniâtra Thésut, la duchesse remuera ciel et terre pour retrouver son mari…
– Cette landore 245 ! cette coquette ! elle se moque de tout ce qui n’est pas elle, pesta la princesse qui honnissait sa belle-fille, fruit du double adultère de Louis XIV et de madame de Montespan. D’ailleurs, poursuivit-elle, si l’on nous dépêche quelqu’un d’autre, nous sommes décidés à dire que nous avons la vérole et qu’il est dangereux d’approcher.
Elle eut encore quelques phrases de ce tonneau qui, au fur et à mesure qu’elle avançait, secouaient d’accès de rires ses deux dames restées plantées de part et d’autre de son fauteuil à l’instar de génies tutélaires. Le bonheur qui l’habitait à sentir son fils revenu à portée de sa main avait visiblement bloqué toutes ses prodigieuses facultés. Elle parvint à s’échapper, les deux autres avec elle, sans avoir jamais quitté cet air d’exaltation et sans qu’aucun de ses deux visiteurs ait pu en tirer rien de plus.
Pendant que cette scène se déroulait sur les hauteurs de Paris, Victor était demeuré seul avec le chevalier qui le faisait méchammant ânonner sur un inventaire de basse-cour dans lequel il s’était imaginé découvrir quelque friponnerie.
– Cet intendant est un coquin ! Avez-vous déjà vu quelque part un seul coq au beau milieu de deux cents poules ? D’ailleurs je l’ai bien en mémoire ce poulailler de la ferme des Poulins et il était jadis bien plus peuplé que cela… Je revois distinctement les paniers d’œufs qui arrivaient à Saint-Cloud pour la Noël… Attendez ! le nombre m’en revient précisément : douze paillons de douze douzaines qui devaient représenter la ponte d’une semaine.
Il attrapa un bout de rôle qu’il griffonna à la plume à même la manchette de son fauteuil.
– Douze que multiplient douze deux fois : mille sept cent vingt-huit que divise sept… Ah ! forban !… En voilà pour un peu plus de deux cent
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