Le marquis des Éperviers
de Gargilesse. Celle-ci s’y trouvait précisément car on pouvait reconnaître sa demi-voix qui avait chaussé le ton câlin des niaiseries amoureuses.
– Je serai à Rignac demain, mon tendre ami, murmurait-elle.
Victor, qui retenait son souffle, devina le froissement d’une étreinte troublée par un cliquetis de ceinturon.
– N’oublie jamais que je t’aime, scélérat ! poursuivit-elle avec fougue.
Il y eut ensuite quelques soupirs étouffés dans des becquettements que suspendit un bruit sec.
La porte s’ouvrit d’un coup et Victor, alors à cinq ou six marches au-dessus du palier, vit surgir Maximilien qui portait d’une même main son étui à violon et un sac de cuir gonflé en forme de ces outres démesurées sur lesquelles jadis les guerriers assyriens descendaient les rivières. Anaïs se profila derrière lui, vêtue seulement d’un grand drap de pintado 43 qui s’enroulait à sa taille. Ses cheveux d’or ruisselaient sur son dos flexible. Elle posa ses pieds nus sur le bout carré des bottes du fugitif et, se balançant, goûta à pleine bouche un dernier long baiser dont il finit par s’échapper en soufflant par jeu sur le cerne opulent de ses seins.
Entendant à cet instant qu’on marchait derrière lui, Carresse se retourna :
– À la bonne heure ! lança-t-il sans la moindre apparence de gêne, au moins ce matin ne lambinerons-nous pas.
En sortant dans la cour ils remarquèrent l’harnacheur de l’hôtel, grand dadais à culottes de futaine, qui tenait par le mors leurs deux juments. Elles étaient si parfaitement étrillées que Victor, tout d’abord, ne reconnut pas la sienne.
Le chevalier graissa en prince la patte du domestique qui n’en revint pas de longtemps de voir briller le profil en argent du roi dans le creux de sa main. Les deux galants mirent à profit ce trouble ; Anaïs, apostée à l’étage, en laissant filer quelques baisers sur le bout de ses doigts ; Maximilien, fidèle à sa manie, faisant papilloter longtemps son grand œil ravisseur. C’est dans un pétardement de sabots que les deux hôtes de l’Hôtel de Gargilesse, trop haut perchés sur leurs montures pour remarquer la petite bohémienne pleurant le front collé au carreau de la porte des concierges, s’éloignèrent au galop.
À peine eurent-ils franchi la poterne de la ville, qu’ils aperçurent le bailli, les épaules retombantes et l’échine brisée, avançant en tête de ses troupes. Lui, d’habitude si précautionneux de sa personne, était à cet instant méconnaissable à cause de sa perruque chavirée qui laissait entr’apercevoir deux pointes de ses cheveux gris. Il arborait le regard sombre et la mine congestionnée d’un vieil ours berné, apparence farouche qui, par rapport à lui, avait fait laisser à la poignée d’officiers qui suivait, la distance qu’observe un canonnier prudent pour se garder du recul de son engin. Le gros des cavaliers, à l’arrière, allait d’un pas raclé, promenant la douleur quelque peu compassée des proches qu’on a priés de soutenir les cordons du poêle. Les falots éteints, accrochés aux selles, tintinnabulaient dans l’aube grise, produisant le tumulte haché du charivari que le jour fait tourner court.
Le chevalier, voyant paraître cette calamiteuse cohorte, ne put réprimer un sourire qui glissait encore sur ses lèvres lorsqu’il parvint à hauteur du mari d’Anaïs.
– Votre étoile était donc une étoile filante ! fit-il en assidu de la moqueuse légèreté.
Monsieur de Gargilesse, chevillé sur sa selle et qui semblait, c’était vrai, ployer sous le fardeau de l’infortune, trouva cependant assez de force pour jeter du coin de l’œil quelques étincelles terribles.
Cherchait-il, tels ces entomologistes dont il buvait les compilations, à démonter le mécanisme de l’aiguillon pervers qui poussait Maximilien à décocher ses traits dans les moments les moins appropriés ? Admirait-il, au fond, cette désinvolture et cette promptitude à tout tourner au sarcasme qui faisaient paraître plus rebutante sa propre obstination ?
Le lecteur, qui n’a vu jusqu’ici le bailli qu’en brute et sous le feu croisé de personnages pomponnés du bel air que procurent les idées libérales, n’a pu encore se faire une idée vraie du mari d’Anaïs. Le personnage, qui avait eu une jeunesse rêveuse et pleine de lectures, était loin d’être sot mais sa carrière s’était mise en travers de sa vocation le
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