Le marquis des Éperviers
inquiétantes.
Il allait atteindre le palier, lorsqu’une forme menue se lança dans ses jambes.
– Ho, là ! cria-t-il sans avoir compris ce qui venait de le heurter.
Il entendit la plainte d’un souffle oppressé et, effleurant ses cheveux drus, il reconnut la petite bohémienne.
– Qu’y a-t-il ? Pourquoi ce chagrin ? murmura-t-il tout en s’accroupissant pour essuyer du bout des doigts ces deux joues maigres que les pleurs vernissaient.
À cet instant la concierge fit irruption dans le vestibule. C’était une espèce de furie éructante, portant un bonnet de coutil roulé en boudin qui lui tombait sur le front.
Elle pestait sourdement parce que l’enfant venait de lui échapper.
– Si ce n’est pas malheureux, criait-elle en patois limousin, une fille de rien qu’on dorlote… Qui, grâce à Madame, mangera demain le pain d’une petite chrétienne et qui ose se montrer vilaine.
Victor, avant de charger la petite rescapée de Brive dans ses bras pour la ramener dans la loge, fit taire la bonne femme avec un mouvement d’autorité dont il s’étonna lui-même.
Cette loge était un local en équerre, ménagé dans un angle du portail et qui, quoique neuf comme tout le reste de l’édifice, prenait déjà des allures de bouge. Le concierge, autre soldat invalide, affublé, celui-là, d’un pilon de bois, et resté saoul attablé devant un monceau d’épluchures, beuglait des couplets obscènes.
Victor ne quitta ce lieu rebutant qu’assuré du sommeil de sa protégée. Tout pensif, abandonnant d’un coup ses envies funambulesques, il gagna sa chambre pour sombrer à son tour dans l’oubli du rêve.
Un peu plus tard dans la nuit, à moins de trois lieues de là, au sud de Bellac, sous le même ciel étoilé, un cavalier qui s’était couché sur sa selle pour se protéger du frôlement griffu des haies, traversait en trombe la campagne. Ses éperons d’argent à boîtes, effleurés par le doux chatoiement des astres, marquaient sa course d’un trait qui ne se trouvait interrompu que par le pointillis obscur des fourrés. Les pans de sa cape, du même ton d’encre que la robe de sa monture, se déployaient en forme d’ailes qui claquaient dans le vent.
Au fond de ce paysage, dans le lointain des vallons, le ciel était tout empourpré par la lueur fuligineuse d’un prodigieux incendie. Le cavalier, dévalant une colline en quelques bonds stupéfiants, sauta sur un chemin de terre qui filait d’un trait vers le rempart de ces grands rougeoiements.
Il fut arrêté par un groupe d’hommes hirsutes et guenilleux, surgis d’un épais buisson, armés de haches, d’épieux et de faux emmanchées à rebours.
– Oh, là ! cria un géant nu-tête en étendant son bras puissant, qui va là ?
Il parvint à stopper tout à fait l’animal qui fit en s’ébrouant un violent écart.
– Laisse-moi passer ! ordonna le cavalier, je suis le marquis des Éperviers.
Il abaissa le fanchon dissimulant le bas de son visage tout entier plaqué d’un masque de fine toile claire et ses yeux transpercèrent les ténèbres. Il tira ensuite de sa chemise le fanion blanc, frappé d’un grand épervier sombre, qui servait à le faire reconnaître et, à sa vue, les hommes s’écartèrent en se répandant en vivats. Le cavalier, sans leur répondre, mais laissant derrière lui flotter sa bannière, reprit aussitôt sa course.
Il arriva rapidement près d’une vaste ferme dont les bâtiments finissaient de se consumer. Une odeur de chair brûlée le suffoqua dès qu’il se fut engagé dans l’allée de châtaigniers qui longeait le fossé des granges et, sous le porche, dans la lueur rouge que répandait le brasier, il reconnut d’abord les corps à moitié dévêtus du fermier et de sa femme. À quelques pas gisait leur fille qu’une nourrice avait tenté d’entraîner et serrait encore contre elle. C’est dans cette posture pitoyable qu’un meurtrier inexorable les avait arrêtées. Plus loin enfin, la tête fracassée, baignant dans des flaques de sang, se remarquaient les cadavres de trois domestiques en sayons qui, eux non plus, n’avaient pas eu loisir de marchander leur vie.
Le marquis, après avoir fixé cette scène avec effroi, sauta de selle et tira son épée. Il courut vers la maison dont le grenier en flammes crachait une grêle de tuiles et de tisons.
Sur le perron, il trouva d’abord deux gaillards qui portaient un coffre de blé jusqu’à un char attelé d’une
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