Le marquis des Éperviers

jeter en sanglotant dans les bras d’Anaïs.
    – Cette fille est tout à fait sauvage ! se récria la supérieure, nous aurons bien du mal avec elle.
    – Il faudra de la patience, c’est vrai, convint madame de Gargilesse, mais l’amour qui ne se lasse jamais n’est-il pas la première vertu des âmes vraiment chrétiennes ? Sauvez le premier coup d’œil 48 !… Je sais, moi, que le cœur de cette malheureuse est excellent.
    – Dieu vous entende ! soupira mère Saint-Arthème en élevant son regard vers le ciel.
    L’enfant, qu’on venait de séparer définitivement de sa protection, se débattait aux mains de sœur Charlotte qui ne vit bientôt pas d’autre moyen pour la calmer que de l’emporter dans ses bras.
    Madame de Gargilesse laissait dériver son regard vers le vestibule où les gémissements du touchant dépôt de Maximilien se perdaient en mourant, lorsque la mère de Saint-Arthème, profitant de ces brefs instants d’absence, se rapprocha :
    – On dit que les rebelles ont pris Chalus.
    – C’est possible, répondit la baillive en forçant son détachement, mais, ma Mère, vous savez je m’occupe fort peu des affaires des hommes.
    – Et pourtant, qui mieux que vous peut savoir si nous sommes menacés ? insista la supérieure.
    – Menacés, certes, nous le sommes ! repartit Anaïs secrètement satisfaite de pouvoir faire frémir celle qui la questionnait, mais, grâce à Dieu, Limoges a de bons murs !
    La mère Jeanne ne dominait plus son effroi.
    – Et les armées du roi, lança-t-elle le regard révulsé, que font-elles ?
    – Les troupes ne sont pas suffisantes pour venir à bout des révoltes qui éclatent de toutes parts… Depuis longtemps, déjà, nous ne devons compter que sur nous.
    – C’est la fin de la chrétienté, gémit la supérieure, c’était à prévoir, Dieu nous punit pour nos péchés.
    Sublime, tout d’un coup, et montrant les orphelins alignés derrière elle :
    – Que deviendront ces innocents ?
    – Ces gens ne leur feront aucun mal, répliqua catégoriquement la baillive.
    – Rien de sacré pour ces misérables… On dit qu’ils osent s’attaquer aux gens de condition.
    – Sur ce point, ma Mère, vous n’avez pas tort. Ces rebelles mènent une guerre d’un type nouveau. Ils ne s’embarrassent plus de ce que respectaient leurs pères. On prétend même que, s’ils pénétraient un jour dans cette ville, ils ne s’en prendraient justement qu’aux gens bien nés.
    La perfide, au bord de laisser transparaître la jubilation qui l’avait envahie depuis qu’elle pouvait jouir de la mine défaite de la supérieure, trouva à point un prétexte pour s’esquiver et courir dissimuler le bouillonnement de son hilarité.
    – Mon Dieu ! le temps passe et j’ai prié ce soir notre évêque à souper. Je lui dirai votre empressement à soulager la détresse… Il est doux, dans l’affliction, de trouver des cœurs aussi grands que le vôtre !
    Elle posa un baiser de la pointe des lèvres sur la joue sèche que lui tendit la mère Saint-Arthème, puis, après avoir salué les orphelins d’un geste large, remonta en voiture avec des grâces d’écureuil.
    Notes
    35 . Ouvriers qui faisaient les décorations de plâtre.
    36 . Petit valet de cuisine.
    37 . L’expression s’applique aux idées folles telles que d’imaginer les lièvres portant des cornes.
    38 . Jeunes gens élégants et frivoles.
    39 . Tabatière qui porte une râpe à tabac.
    40 . Fonctionnaire de justice chargé d’infliger le supplice de la question aux prévenus.
    41 . Instrument de supplice provoquant l’écrasement des chairs du pied.
    42 . Petits abats délicats.
    43 . Drap de coton imprimé, importé principalement d’Angleterre, dont la vente a été interdite sans réel succès à plusieurs reprises pour ne pas concurrencer les productions drapières françaises.
    44 . Nicolas de Malebranche (1638-1715). Oratorien et métaphysicien.
    45 . J’y apporterai la régularité des figures tracées au compas.
    46 . Le talon rouge au soulier est un des attributs vestimentaires distinctifs de la noblesse.
    47 . Petit manteau court.
    48 . Passez sur la première impression défavorable.

CHAPITRE TROISIÈME
    L’étrange épopée du capitaine La Galoche
    En plein Monts de Blond, jaillissant tout dru d’un océan de châtaigniers branchus, le château de Rignac n’était à peu près fait que de quatre tours accolées, écaillées sur toute leur surface d’un lichen à la couleur de