Le marquis des Éperviers
jour où son père, orgueilleusement coiffé du chaperon de procureur gagné sous Richelieu par son grand zèle contre les protestants, et qui n’avait rien à offrir en partage à ce septième de ses fils, l’avait forcé à faire son droit. Le jeune Gargilesse, envoyé d’abord comme lieutenant de robe courte dans le giron d’un présidial, n’avait pas compris tout de suite ce qu’était la police sous un roi tel que Louis XIV ; cette méprise et une certaine dose de candeur firent sa fortune. Sa rigueur, sa force de travail, son application à laquelle manquait toujours le piment de la fantaisie, tournèrent tout cela en merveille. Louvois qui détestait les adjectifs et les idées originales, fut satisfait du style aride et des vues minutieusement maniaques qui s’exhalaient des rapports du jeune officier. Il hâta sa réussite. Il en fit un bailli avec commission de police, une sorte d’intendant en second mais sans le titre. Dès lors, depuis bientôt quinze ans, monsieur de Gargilesse, qu’on ne regardait qu’avec envie à cause de sa faveur toujours haute et de son train de grand commis, se voyait muré vif dans un rôle terrible. Valet de la raison supérieure, obligé de descendre dans le crapuleux détail des tâches de justice, tenu par exemple d’assister en personne aux procédures de la question qui prétendaient faire révéler aux prévenus, même avérés solitaires, le nom de leurs complices, le bailli de Limoges cachait soigneusement son goût pour les spéculations philosophiques. Il ne pouvait gémir de sa misère que dans un cercle peuplé de vieux garçons érudits et d’abbés disciples de Malebranche 44 , qui prenaient tout autant de soin que lui de dissimuler leur dangereuse passion.
Ces explications, qui auront laissé à monsieur de Gargilesse le temps d’enfouir le nez dans sa capote, permettront de comprendre ce qui roulait dans sa tête lorsqu’il se trouva cinglé par l’apostrophe narquoise du chevalier.
– Il ne manquait plus que vous pour que le désastre fût complet, marmonna-t-il sans presque desserrer les dents.
– Tête bleue ! jura le chevalier, quelle triste figure pour répondre aux compliments de deux invités éblouis et navrés de n’avoir pu, en quittant Limoges, présenter leurs civilités qu’à leur hôtesse.
– Vous faites avec elle une belle paire d’impertinents et chacun de vos passages chez moi prélude ses plus extravagants caprices…
Le chevalier sourit et son visage plutôt ovale s’arrondit aux dimensions de la lune :
– Vous me supposez un crédit que je suis loin d’avoir !
– La police du roi m’accapare, reprit monsieur de Gargilesse avec un peu plus d’exaltation dans le ton, c’est celle de mon ménage qui n’est pas faite.
Il se redressa et, se carrant dans la pose du croquemitaine tandis que son harnais cliquetait, il ajouta :
– Mais je compasserai 45 bientôt cela… J’y mettrai l’harmonie qui règne dans mon jardin et que j’aime voir s’étendre à tout ce qui m’entoure.
– Comme il vous plaira, railla Maximilien, je suis, vous le savez, un sectataire du libre arbitre et puisque mes bons maîtres m’ont enseigné qu’il était en bon français indifférent de dire : mari est maître chez lui, mari est maître chez soi… Qu’importe la façon, je souscris à l’idée ! j’aime les femmes, je les adore, mais je suis convaincu de la nécessité du pouvoir absolu des époux… Permettez-moi pourtant de vous souhaiter meilleure chance dans la pacification de votre domestique que dans celle de cette province.
– Nous venons d’être trahis ! grommela sourdement le mari d’Anaïs, d’odieux meurtriers viennent de tuer sept des gens de monsieur Daguesseau. Ils sont parvenus à s’enfuir avant que nous n’arrivions… On les aura prévenus, c’est sûr.
– Hé ! laissa tomber le chevalier avec la mine de Mascarille, souvenez-vous du dicton : quand le loup chie, la brebis s’enfuit.
– Je ne vous trouve pas précisément drôle. Vous brocardez pour sept innocents tués… Quelle sorte d’homme êtes-vous ?
– Un cynique, à n’en pas douter, mais pas un homme sans cœur… Ceux qui comme moi exècrent la guerre sont seuls autorisés à s’en pouvoir divertir. Ce n’est après tout que l’antique privilège des fous.
– Riez ! riez donc ! puisque vous voici bouffon à présent… Je rirai, moi, lorsque je vous verrai danser à la pointe de la pique de ces rebelles. Adieu, donc !
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