Le marquis des Éperviers
compter du jour de mon trépas, pour accomplir la mission que je vous confie. Au terme de ce délai, si elle constate que ce chevalier de Rognonasse vit encore, une personne informée et jouissant de toute ma confiance sera chargée de remettre à la justice une lettre de ma main narrant le détail de nos arrangements. Si au contraire ce Gascon ne vit plus, vous disposerez de Rignac librement et personne ne pourra jamais venir vous en disputer la jouissance. Je ne fais que deux restrictions à cette possession, la première concerne les archives de ma famille, choses trop personnelles que j’aurai fait détruire pour tout ce qui est postérieur à l’an 1500, la seconde concerne votre sépulture que vous choisirez en dehors du caveau que possède notre famille dans l’église Saint-Martin. D’ailleurs, lorsque vous lirez ces lignes, mon cercueil aura été enfoui sous cinq muids de plomb que j’ai ordonné qu’on fonde après mes funérailles pour préserver à jamais la quiétude des Rignac.
J’en ai dit assez, il ne me reste plus qu’à prier Dieu qu’il vous conserve et vous permette de réussir.
Adélaïde de La Capelle, baronne de Rignac.
Rignac, le 13 juin 1664. »
– Cette femme était une âme gangrenée ! tempêta le chevalier en agitant la lettre qu’il venait de déchiffrer à grand-peine, et qu’avez-vous fait après avoir reçu ces belles instructions ?
– Eh ! que vouliez-vous que je fisse ? répliqua benoîtement monsieur de Rignac, je découvrais la lettre sept mois après le trépas de la vieille harpie. Il me serait donc resté moins d’un semestre, si je l’avais voulu, pour me mettre en route et agir. Je ne savais rien de ce Balthazar de Rognonasse, ni où il vivait, ni surtout si ce que rapportait madame de Rignac à son sujet était exact. Je ramenai à ce moment ma première femme, fille d’un tabellion picard et j’étais par là, vous vous en doutez, fort peu disposé à de nouvelles aventures… Je décidai donc de demeurer ici et de m’offrir au caprice de la destinée. Dès ce moment, je m’attendais chaque heure à voir surgir quelque archer venu m’arrêter… Vous ne me croirez sans doute pas, chevalier, mais j’attends toujours, trente-huit ans après, le cœur aussi serré chaque fois que je crois apercevoir une ombre ou entendre un bruit inhabituel.
La stupéfaction s’était peinte sur le visage de Maximilien.
– Et vous n’avez jamais eu la moindre nouvelle, pas plus de ce Gascon, que du dépositaire des révélations de votre baronne ? s’enquit-il.
– Ni d’aucun autre, reprit le capitaine La Galoche, je vis depuis toutes ces années avec l’idée que la confession de madame de Rignac s’est trouvée oubliée quelque part et qu’un jour son destinataire ou ses héritiers s’aviseront malencontreusement de la faire parvenir à qui de droit… Vous comprenez maintenant pourquoi la joie ne règne pas tous les jours dans cette maison… C’est la juste punition de ma trop grande faiblesse ; j’aurais dû fuir à temps et ne point m’enferrer ici dans l’émollience trompeuse des soins qu’on prodigua à ma convalescence. C’est aussi, hélas ! le châtiment que j’ai fait retomber après mon veuvage sur la tête de ma seconde femme et des deux filles que j’ai conçues dans ma presque vieillesse.
– Mais, capitaine, s’exclama le chevalier, le temps qui continue de filer écarte jour après jour la menace qui vous obsède.
– Ce n’est pas exact, reprit doucement monsieur de Rignac, l’âge et surtout la maladie, cette vieille servante de la mort, ne cessent d’appesantir mes craintes. Il est des jours cependant où je suis reconnaissant à cette hideuse femme de m’avoir fait subir tant de tourments et je me dis alors : « Profite du bien des Rignac, ils te l’ont fait suffisamment payer ! » Ce n’est peut-être pas à vous que je devrais confier cela, chevalier, mais j’ai accompli mes premiers exploits en incendiant les châteaux des traitants 60 . N’y aurait-il pas ensuite trop d’ironie à ce que le capitaine La Galoche achève paisiblement son existence en se parant des oripeaux intacts d’aristocrates que la gabelle ne concerne pas ?…
– Ah, capitaine ! s’écria le chevalier se jetant tout d’un coup dans les bras du narrateur, que je vous aime ! que j’aime votre histoire !
– Si je m’attendais à un tel succès… balbutia le vieil homme.
– Vous êtes de la race des braves, poursuivit Maximilien
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