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Le marquis des Éperviers

Le marquis des Éperviers

Titel: Le marquis des Éperviers Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean-Paul Desprat
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ses filles au contraire bien tendres pour le croc de votre vieux loup favori.
    – Alors, expliquez-vous, sans me faire languir davantage, ce qu’il y a de si extraordinaire ici…
    – Monsieur de Rignac dont je vous conterai tantôt l’histoire… Il jouit de toute ma sympathie et je tiens pour certain qu’il ne manquera pas de recueillir la vôtre.
    – Si vous le décidez avec tant de fougue, murmura-t-elle en s’abandonnant de nouveau à ce bras désiré, c’est dit !… Je l’aime sans l’avoir vu.
    Anaïs, à peine entrée, put vérifier de trois coups d’œil obliques qu’elle n’avait effectivement pas de rivale dans la place. Elle se fit dès lors charmante. Avant de s’étourdir avec le chevalier de baisers savourés en cachette, elle obtint de madame de Rignac de pouvoir la regarder comme une seconde mère et d’être avec ses filles sur le pied de sœur aînée. L’apparition de cette fée, emportant dans son sillage la gaieté et des bouffées de senteurs précieuses, mit le comble à la félicité qui s’était répandue dans la demeure depuis que le supposé baron avait pu faire part aux siens du soulagement ressenti à l’accueil fait par le chevalier à son récit.
     
    Le souper débuta après que le crépuscule eut étendu ses derniers crêpes sur la campagne. Le couvert était dressé dans la salle en haut du château, mais, par un rare prodige, le ténébreux sépulcre de la soirée précédente s’était métamorphosé en grotte de Circé. Mesdemoiselles de Rignac, sans s’éloigner des douves asséchées du château, avaient rassemblé des gerbes de fleurs à demi sauvages qui, tantôt jaillissant comme des chandelles d’eau, tantôt retombant en panaches, illuminaient la table et les crédences plus que cent girandoles disposées dans la demeure d’un prince.
    Madame de Rignac, cloîtrée dans les cuisines avec Margot, la femme de Jacquin, reparut au dernier coup de dix heures, portant en triomphe la sanguette frémissante, cette omelette d’oignons frits, d’ail et de pain vinaigré que lie le sang frais des volailles. Elle eut un franc succès. À la lueur de grosses chandelles de suif, son visage lavé des griffures imprimées par les tortures morales resplendissait de l’orgueil de ceux qui ne doutent pas des prodiges de leur art.
    Le chevalier, au sortir d’un nouvel et mystérieux entretien avec monsieur de Rignac, avait pris place en bout de table. La jambe sans façon passée par-dessus l’accotoir d’un fauteuil, il sablait verre après verre. Madame de Gargilesse, à ses côtés, s’était faite leste et pimpante. Elle était poudrée de rouge comme c’était la mode à Versailles depuis que madame de Maintenon donnait le « la » aux choses en se souvenant parfois d’avoir été coquette. Son menton et sa joue gauche, celle correspondant au cœur, se clouaient de mouches de feutre qui, par le langage codé de leur topographie, appuyaient les tendresses qu’elle distillait à l’oreille de son amant. Abîmée dans la douce infusion de son bonheur, elle s’enivrait sans s’en rendre compte du petit vin léger de Quercy, frais et gouleyant, que monsieur de Rignac lui servait hardiment.
    – Baron ! que ce breuvage rappelle son buveur ! proclamait Maximilien qui n’en finissait pas de s’étirer dans la diagonale de son siège en tendant de nouveau le bras pour qu’on le serve.
    – C’est un authentique vin de messe, précisa le maître de céans, il vient des celliers de l’ancien évêque de Cahors.
    – Au moins un candidat à la gloire du Ciel qui se sera précautionné en se faisant bienheureux sur terre !
    – Certainement pas celui-ci !… C’était à l’époque ce bon monsieur de Noailles, aujourd’hui archevêque à Paris et resté presque un janséniste… Son régisseur, un ancien chanoine de Sarlat, tout en voulant faire accroire que le profit allait au soulagement des pauvres, vendait pour son compte les barriques que son maître oubliait de boire.
    – Tudieu ! bourrasqua le chevalier, les affaires de notre mère l’Église sont moins immaculées que l’hostie. Encore y a-t-il tout ce qu’on fait glisser avec les saintes huiles et qu’on ne nous dit pas… Que penser, de plus, d’une organisation qui sait si mal exploiter ses talents, qui relègue les plus lurons de ses prélats dans des déserts et qui, courant le risque de les exposer à la tentation, remplit les pays de Cocagne de ses fils assoiffés d’ascèse ?…

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